La Fabrique Culturelle

Sorcières et artistes

Quand sorcellerie et magie s’invitent dans la création.

Depuis quelques années, un mouvement féministe singulier prend de l’ampleur et fait doucement sa place tant sur les médias sociaux que dans les pratiques artistes. Croyez-le ou non, c’est le retour des sorcières! Figure mythique sans équivalent, la sorcière est une force vive qui, loin d’être seulement malfaisante, est surtout vectrice de changement, de bienveillance, d’alliance et de ce qu’on appelle la «reliance». C’est par la réappropriation de ce personnage mystérieux que plusieurs artistes femmes prennent la parole et amènent une réflexion importante non seulement sur la place des femmes dans la société, mais également sur celle de la nature et de pratiques plus soucieuses de l’environnement et d’un bien-être commun. Dans ce dossier, nous vous présentons un petit historique de femmes sorcières et artistes québécoises; cinq portraits de femmes artistes qui, avec leurs pratiques, insufflent de la magie au cœur de la création; ainsi que des événements et regroupements actuels où, comme sorcière, il est possible de faire entendre sa voix.

Petit historique

En 1948 paraît Refus global, un manifeste qui ébranlera le Québec et qui comprend cet appel à l’action: «Place à la magie! Place aux mystères objectifs! Place à l’amour! Place aux nécessités!» Le document secoue les consciences afin de réveiller la population québécoise pour qu’elle prenne son destin en main, loin des impératifs religieux. Cet appel à la révolution repose sur une volonté d’engagement, sur une alliance entre citoyens et citoyennes (le document est lui-même porté par 15 artistes) ainsi que sur l’envie de se débarrasser de la peur qui gère les vies et d’embrasser la puissance créatrice. Des éléments qui ne sont pas sans rappeler les valeurs auxquelles on associe volontiers les sorcières: liberté, puissance, communauté, instinct et création. D’ailleurs, sept femmes font partie des signataires de Refus global, des artistes qui marqueront le Québec non seulement par leurs créations, mais aussi par leur indépendance et leur figure de femme émancipée qui choisit son destin. C’est le début d’une prise de conscience globale, soit, mais particulièrement de la révolte venant d’un pouvoir féminin (et féministe!) qui cherche à s’exprimer.

Quelques années plus tard, plus précisément en 1976, la pièce de théâtre au titre équivoque La nef des sorcières, coécrite par sept autrices féministes, donne vie à six personnages féminins qui prennent la parole pour aborder la difficulté d’être une femme dans un monde géré par des hommes. Deux ans après, en 1978, paraît Les fées ont soif, une pièce de Denise Boucher qui met en scène les figures féminines stéréotypées que sont la Vierge, la mère et la prostituée, comme elles sont créées par un système patriarcal oppressant. Deux créations qui, encore aujourd’hui, ébranlent les consciences et constituent un discours toujours (et malheureusement) d’actualité. Les fées ont soif a d’ailleurs été reprise au Théâtre du Rideau Vert en 2018, soit 40 ans plus tard, sans avoir pris une ride. Et si ces textes sont encore et toujours actuels, c’est que plusieurs femmes artistes continuent de se battre et d’élever leurs voix pour faire changer les choses. Nous vous en présentons ici cinq.

 

Portraits: cinq sorcières et artistes d’ici

Fanie Demeule

Autrice de Déterrer les os (Hamac, 2016) et de Roux clair naturel (Hamac, 2019), et tout récemment directrice littéraire du recueil de nouvelles Stalkeuses (Québec Amérique, 2019) et collaboratrice au livre Folles frues fortes (Tête première, 2019), Fanie Demeule explore les aspects les plus sombres de l’humain et met en scène — dans ses deux romans, entre autres — des femmes qui, pour être acceptées, aimées et considérées, adoptent des comportements extrêmes les menant aux limites de la folie.

Se dire sorcière, ça veut dire quoi exactement?

Il n’y a pas d’exactitude en la matière; chacun et chacune y va de sa propre définition, et c’est ce qui en fait la richesse et la beauté. Il y a une infinité de manières d’être sorcière et toutes sont valides. Dans mon cas, c’est une conscience de l’invisible et de l’intangible, par la volonté de connaître et d’agir sur ces dimensions du réel. Me dire sorcière soutient et relie l’ensemble de mes postures, soit autrice, féministe et antispéciste. C’est un témoignage solidaire: je le revendique ouvertement dans l’espoir que des fellows sorcières et sorciers l’entendent et s’acceptent dans ce qu’elles et ils sont, afin de ne plus être intimidées ou intimidés de l’affirmer publiquement, si tel est leur désir. C’est une manière de vivre, de voir, de comprendre qui teinte tous mes rapports, que ce soit avec les êtres, l’environnement ou avec moi-même. La magie s’infiltre partout dans ma vie, autant dans le rituel de protection que je conçois sous les chandelles que dans le smoothie que je prépare pour mon chum le matin!

En quoi être une sorcière et/ou pratiquer la sorcellerie, la magie, a-t-il une incidence sur la création artistique?

C’est une posture constructive et positive. Elle nourrit mon feu et me donne l’assurance, la croyance et la conviction en mon pouvoir créateur. Pratiquer la magie me donne la force d’aimer mes œuvres inconditionnellement, malgré leurs difficultés. De percevoir une création plus problématique non pas comme un échec, mais comme un échelon transformateur dans mon évolution d’autrice.

Mes créations existent déjà pour moi dans l’immatériel/l’invisible. La magie me donne les moyens intimes de faire exister mes créations dans le monde matériel. Elle m’aide aussi à croire profondément en mon ressenti et en celui des autres. Elle m’apprend à considérer les sentiments comme étant vrais et comme étant de dignes ressources artistiques.

Être sorcière m’amène à élargir ma connaissance de soi vers des zones qui me troublent, à chercher à me comprendre et à dompter la peur. Cela me procure le courage de convertir mes parties les plus troubles en matériaux de création. Comme en alchimie.

Avez-vous des rituels créatifs?

Mon rituel le plus significatif n’entre pas nécessairement dans la sorcellerie, même si ce l’est à mes yeux: je pratique la méditation védique depuis six ans, matin et soir, à l’aide d’un mantra. Elle développe mon intuition (la base de la création) en m’aidant à me connecter à mes idées. La médiation régulière me permet d’avoir ces intuitions et d’accepter de les suivre. J’ai comme un puits intérieur duquel je remonte des chaudières d’inspiration. J’ai la conviction que ma seule vraie boussole est mon intuition.

Je pratique aussi la visualisation. Je me figure le texte publié, sa réception et ses débouchés, et ce, de manière très élaborée et précise. Ces images rendent mon projet d’écriture encore plus réel et m’empêchent de rebrousser chemin.

Je jette aussi deux sorts pour faire advenir la réussite de chacun de mes textes: le premier pour me rendre jusqu’au bout de l’écriture, le deuxième pour favoriser sa réception. Quand je suis dans un blocage, une impasse ou un coup dur, je tire une lame de tarot qui m’aide à y voir plus clair.

Mon dernier (et non moindre) rituel créatif est la marche ou le vélo dans la nature. Il n’y a rien de plus stimulant et de plus agréable!

Croyez-vous qu’il y a une notion de sacré et/ou de magie dans vos créations?

Définitivement. Mais cette notion est peut-être différente de celle à laquelle on pense couramment. Il s’agit plutôt de désacraliser certains sujets dont on s’empêche de parler librement, avec fluidité. Je pense entre autres aux troubles alimentaires; on en discute avec un sérieux accablant. La magie est un royaume du rire, du ludisme et du jeu. On fabrique, on rêve, on explore, on expérimente, on tourne tout sens dessus dessous, on « carnavalise »… Dans cette veine, mes créations veulent se jouer de situations plus lourdes et difficiles que j’ai vécues. Parce que je dois — et on doit! — pouvoir en parler simplement, de manière affranchie, sans la honte et les discours pathologisants.

Mes textes se concentrent sur le ressenti et sur les perceptions sans établir de limite entre les mondes intérieur et extérieur, le rêve et l’éveil, les morts et les vivants. De toute façon, pour moi, tout est réel.

Chacune de mes œuvres représente un travail sur mon ombre. Je plonge dans mes peurs, mes inconforts; ma honte, surtout. Je veux faire face à mes tabous. Ainsi, j’arrive à comprendre et à dialoguer avec cette ombre et, éventuellement, à faire la paix avec celle-ci. C’est souvent très douloureux, mais le mot «travail» implique une part de sacrifice et de souffrance. J’y mets tout mon cœur et toute mon énergie; je n’épargne rien en termes de sincérité. J’ose espérer que l’authenticité de ce travail personnel contribue au cheminement de certaines lectrices et lecteurs. Qu’elle les amène à développer une vision plus équanime envers leur propre existence et se dire: «Well, I’m not alone in this shit» («eh bien, je ne suis pas tout seul ou toute seule dans cette merde»). Je veux que mes livres deviennent des communions silencieuses, une dilution des solitudes. D’ailleurs, le fait d’entrer en contact et de discuter avec mon lectorat autour de mes textes est certainement la chose la plus magique que je puisse vivre en tant qu’autrice. J’en éprouve une gratitude infinie.

L’art peut-il changer le monde?

Oui, sans aucun doute. Dans une évolution lente, et par ricochet. L’art peut — et doit idéalement — déstabiliser le réel et nous amener à le considérer autrement, à faire vaciller nos a priori.

Je partage l’avis de l’autrice Annie Ernaux:

(La littérature) n’a jamais d’efficacité immédiate. Elle peut, sur le long terme, imprégner l’imaginaire du lecteur, rendre celui-ci sensible à des réalités qu’il ignorait, ou l’amener à voir autrement ce qu’il considérait toujours sous le même angle. Lui permettre de dire (et d’abord de se dire) ce qu’il n’avait jamais dit.*

L’impact des artistes est encore plus grand lorsqu’elles se regroupent entre elles. Je crois au pouvoir des communautés et des filiations, qu’elles soient contemporaines ou diachroniques; elles ont le potentiel de catalyser l’énergie destructrice et de la convertir en art progressiste.

* « Littérature et politique » (été 1989, paru dans Nouvelles Nouvelles, numéro 15)

Quelles lectures et/ou artistes aimeriez-vous suggérer pour mieux comprendre votre univers de création?

Mes influences les plus marquantes sont Annie Ernaux (le rapport au corps et à l’intimité), Amélie Nothomb (le phrasé direct et l’humour acide), Marguerite Duras (le flou des réalités et des consciences) et notre Karoline Georges nationale (la sublimation et la recréation de soi). Je porte en très haute estime l’œuvre magique de Jim Jarmusch, dont la poésie des images et du son parvient comme nul autre à nous faire pénétrer dans un état transcendantal cinématographique. Certaines artistes visuelles et de performance travaillant le corps, l’image de soi et le dépassement des limites corporelles me sont profondément marquantes: Orlan, Cindy Sherman, Marina Abramovic… J’écris toujours en écoutant de la musique; souvent celles, claires-obscures, de Fever Ray et d’Agnes Obel, ou encore la musique traditionnelle (scandinave et finlandaise, gaélique, médiévale). Je recommande une lecture spécifique pour mieux comprendre la figure de la sorcière, soit Waking the Witch: Reflexions on Women, Magic, and Power, de Pam Grossman, qui aborde des questions pertinentes, tel le statut des femmes sans enfants. J’adore aussi son fabuleux balado The Witch Wave, dans lequel elle réalise des entrevues avec des artistes sorcières et sorciers.

WhiteFeather Hunter

Artiste unique en son genre, WhiteFeather Hunter travaille avec le vivant pour créer ses œuvres. Spécialiste du bio-art, c’est-à-dire de l’art fait à partir d’espèces vivantes, elle utilise des micro-organismes — des bactéries, des cellules animales, des éléments de son propre corps (comme des cheveux), etc. — pour créer des tissus qui vivent et respirent. Également artiste textile, elle emprunte aux techniques ancestrales de tissage pour créer des étoffes singulières. Son travail est un heureux mélange entre artisanat et science.

WhiteFeather Hunter a fait partie des 50 personnalités québécoises qui ont créé l’extraordinaire en 2018, un palmarès annuel d’Urbania.

Se dire sorcière, ça veut dire quoi exactement?

Mon identité de sorcière est à la fois lié au féminisme — l’écoféminisme et le féminisme matérialiste — et à ma pratique artistique. L’écoféminisme voit la sorcellerie comme une forme d’activisme intersectionnel qui établit un lien entre l’exploitation des ressources naturelles et l’oppression des femmes, des personnes marginalisées et des animaux non humains. Ceci est directement lié au féminisme matérialiste, puisque ce dernier cherche des solutions de rechange au système capitaliste dominant (celui responsable de l’exploitation de la planète) en regardant les types de réseaux ressources-partages qui existent entre les femmes, les personnes marginalisées et différentes formes de vie (micro-organismes, plantes, animaux). C’est par ces deux types de féminisme que je crée mon art, qui est souvent une pratique basée sur un processus — travail de labo ou performance, tous deux infusés de sorcellerie et de rituels — encapsulé dans un timelapse ou une vidéo-performance.

Est-ce qu’être une sorcière et/ou pratiquer la sorcellerie, la magie, a une incidence sur la création?

Oui, à différents niveaux. L’une des façons d’augmenter la puissance de ma pratique se fait via la collaboration. Je ne crois pas au «génie de l’artiste». Être une sorcière, même si l’on pratique seule, défie l’individualisme. Parce que j’ajoute toujours un autre «agent» pour travailler avec moi à travers ce que je souhaite manifester. Je collabore avec d’autres artistes, scientifiques, historiens et commissaires, et parfois même avec des spécialistes en biosécurité. Chacun et chacune amène quelque chose d’unique qui influence le résultat final ou le projet en cours. J’ai créé une toile de collaborateurs et collaboratrices autour du monde qui prêtent leur énergie à tout ce que je fais.

Avez-vous des rituels créatifs?

Oui, plusieurs! Cela dépend du projet sur lequel je travaille. Pour l’une de mes recherches (The Bactinctorium, réalisée en collaboration avec Alexandra Bachmayer, Vanessa Mardirossian et Geneviève Moisan), nous avons créé nos propres sorts et rituels. Certains étaient des mots faits pour êtres chantés afin de renforcer nos valeurs, et d’autres rituels étaient plutôt des symboles, recettes et actes fonctionnant comme des «charmes» pour nous connecter au sens du mystère et à la valeur intrinsèque des formes de vie sur lesquelles nous avions à travailler. Nous avons cultivé une empathie pour les micro-organismes qui nous permet d’observer plus attentivement la planète. Je peux aussi inclure des symboles magiques sur des boîtes de Petri, ou encore utiliser mon propre corps pour créer de nouvelles matières hybrides.

Est-ce que vous croyez qu’il y a une notion de sacré et/ou de magie dans votre art?

Oui, c’est une partie essentielle de ma pratique. Cultiver le sens du sacré pour les différentes — voire parfois invisibles — formes de vie avec lesquelles je travaille en laboratoire et dans la nature est, pour moi, une façon de m’engager dans un processus d’empathie. Je ne veux pas être sensible à l’extrême, mais j’aime philosopher sur le travail avec des matériaux vivants. Parce qu’un manque total d’empathie amène à compartimenter sa pensée et permet alors l’exploitation. C’est-à-dire que cela divise, quantifie et «vend» ou compartimente les ressources naturelles sans modération, et cela peut s’étendre des humains aux animaux non humains et à d’autres systèmes vivants. La magie est une façon de réinsérer un sens du sacré qui nous aide à voir plus globalement la place que nous pouvons occuper dans cet écosystème.

Est-ce que l’art peut changer le monde?

Il peut aider à formuler les bonnes questions qui ont besoin d’être posées afin de changer le monde. Pour moi, l’art est magique. Il amène le changement à travers la matérialisation de nouvelles formes, de nouvelles avenues.

Quelles lectures et/ou artistes aimeriez-vous suggérer pour mieux comprendre votre univers de création?

Je viens de publier un chapitre dans un livre intitulé Slime Mould in Arts and Architecture (que j’ai coécrit avec Sarah Choukah et Tristan Matheson). Le chapitre s’intitule «Slimedia: Physarum as Medium and Cultural Mediator» et s’intéresse aux façons que l’organisme — la moisissure visqueuse — peut être utilisé pour faciliter les échanges transdisciplinaires et multiespèces. Mais, dans le désordre et sans privilégier un classement historique ou disciplinaire, voici quelques groupes, activistes, scientifiques et/ou artistes dont j’aime ou admire le travail: GynePunk, Tarsh Bates, Mary Maggic, Art Orienté Objet, Anna Dumitriu, Carolee Schneeman, Joyce Wieland, Lisa Steele, Rebecca Belmore, Kira O’Reilly, Louise Bourgeois, Björk, Sputniko!, Ionat Zurr and Oron Catts, Andrew Pelling, François-Joseph Lapointe, W.I.T.C.H., Alexander McQueen, Nick Cave (artiste textile), Aganetha Dyck, Aimee Mullins, Heather Dewey-Hagborg, Marta de Menezes, Tagny Duff, Pony Express…

En fait, je pourrais continuer longtemps — il y en a tant!

Marielle Jennifer Couture

Entre graphisme, journalisme, art et militantisme, Marielle Jennifer Couture est également codirectrice du festival VIRAGE, fabrique d’idées à Sainte-Rose-du-Nord, au Saguenay. Elle ouvrira à l’automne la programmation du centre d’artistes Le Lobe avec un projet sous le thème «Jean-Jules» et effectue actuellement la collecte de pots de verre servant à concocter potions et autres préparations qui seront présentées dans l’exposition.

Nous l’avons rencontré à l’occasion de cette exposition.

Se dire sorcière, ça veut dire quoi exactement?

C’est une immense prise de conscience de la puissance qui nous habite, du pouvoir de nos intentions et de notre capacité à nous prendre en charge. C’est reconnaître qu’on est partie prenante d’un tout organique, dont chaque élément résonne, est lié et interdépendant. Mais c’est surtout le point de jonction entre une quête spirituelle et une quête politique.

La figure de la sorcière est une figure qui existe par elle-même. Elle n’est pas la sœur, la fille ou la mère de quelqu’un. Elle est autonome, radicalement féministe. Les accusations portées contre elles au fil des siècles condamnent des pouvoirs obscurs : la liberté des corps, le désir féminin, les savoirs empiriques jugés superstitieux, la transmission de connaissances… Se dire sorcière, c’est vivre avec une éthique du care* comme mode d’action. Travailler sans relâche à retisser des liens entre les vivants, à cultiver les savoirs transmis (ma mère est herboriste). C’est connaître l’histoire et le présent des chasses aux sorcières, être lucide au sujet de la guerre ouverte du capitalisme contre le corps des femmes et s’engager à déployer l’énergie nécessaire pour lutter contre le pouvoir « sur », le pouvoir de domination, le capitalisme hétéro-patricarcal extractiviste.

Un lien transculturel fort transcende la figure de la sorcière, qui fait essentiellement référence aux savoirs empiriques développés par les femmes de toutes origines, à toutes les époques. La sorcière lie toutes les femmes par leurs vécus opprimés par le patriarcat — que ce soit choisi ou non. Il m’apparaît des liens clairs entre cette figure et la pensée queer, en ce qu’elle suggère de profondément « relationnel et étrange**», de même qu’en termes de reclaim, de réappropriation d’un terme péjoratif pour en faire une figure identitaire de lutte contre l’idéologie dominante.

Se dire sorcière, ça dérange. Et, en soi, c’est parfaitement magnifique.

* Care: c’est la notion qui implique qu’on prend soin de l’autre, qu’on a de l’empathie pour  cette personne. Elle sous-entend souvent que ce sont les femmes qui en sont responsables.

** Eve Kosofsky Sedgwick, citée dans Les argonautes, de Maggie Nelson

En quoi être une sorcière et/ou pratiquer la sorcellerie, la magie, a-t-il une incidence sur la création artistique?

J’emploie la forme disons « de base » du rituel wiccan comme méthodologie de création. Il s’agit d’étapes simples, qui s’adaptent à toutes les situations et contextes, et qui suivent les rythmes et les cycles de la nature autant que ceux du corps. La sorcellerie n’est pas au cœur de toutes mes créations de manière explicite. Elle se trouve dans le processus — et est donc parfois absolument invisible. C’est dans la poïétique* que se rencontrent, pour moi, l’art et la sorcellerie.

*Poïétique: a pour objet l’étude des potentialités inscrites dans une situation donnée qui débouche sur une situation nouvelle. (Wikipédia)

Avez-vous des rituels créatifs?

Oui. Mon rituel de magie se découpe en quatre parties élémentaires :

1. Planter le décor (être présente; tracer le cercle; faire partie de; être à l’écoute, attentive à) .

2. Faire monter l’énergie (manifester une intention, invoquer la magie, clamer son pouvoir) .

3. Le rituel en soi, où le pouvoir est mis en action intention; réaliser le craft, le reclaiming, le faire, etc.

4. Manifester une reconnaissance («grounder» l’énergie restante, donner à boire à la sorcière, nourrir la terre).

Mes projets se déploient comme une réappropriation de territoires — concrets et abstraits — par l’intervention, le geste ou la manœuvre artistique. La méthode que je souhaite explorer dans le cadre de ma recherche-création part d’une intention de réappropriation (reclaim) — de codes, de symboles, de rituels, de croyances, de vocabulaire, de manières d’être au monde. En ce sens, les matières, objets et modes de diffusion ne sont jamais prédéterminés, et le résultat visuel ne répond pas à des impératifs d’exposition ou de diffusion, mais de résonance (sens) avec le monde.

Croyez-vous qu’il y a une notion de sacré et/ou de magie dans vos créations?

Toute forme de rituel porte une intention de sacralisation — du geste, de la pensée, du soin, etc. En travaillant à combattre une certaine culture de la mise à distance théorisée par de nombreuses écoféministes, mes créations visent nécessairement à réanimer quelque chose, à réparer une rupture dans les relations entre les corps et la terre, entre les vivants et les plus-que-vivants, ou à renverser le courant mortifère de l’individualisme. Par cette mise en action, par le pouvoir manifesté de l’intention, je dirais que oui, il y a de la magie. Je travaille (sacralise?) énormément à partir du langage, car il est un territoire infini de complexité et de relations de pouvoir, mais aussi de transformation et de libération. Le langage fait de la magie. Quand on échappe un mot, il transforme déjà le réel…*

* Formule librement empruntée à Valérie Lefebvre-Faucher, Faire partie du monde

L’art peut-il changer le monde?

L’art m’apparaît comme la plus riche des manières d’aborder tous ces sujets, en touchant à la psyché et à l’imaginaire, en permettant aux idées de se transformer et se transmettre. Il faut encourager les amitiés; se connecter et se tenir serrées; se propulser les unes les autres; cultiver une solidarité à toute épreuve; et surtout nourrir la confiance et le lien qui nous unit.

Quelles lectures et/ou artistes aimeriez-vous suggérer pour mieux comprendre votre univers de création?

Agroarte, Zoe Todd (sociologue, anthropologue et artiste métisse), Heather Davis, Zoncy Heavenly (performeuse et artiste birmane, féministe transculturelle), Marie-Andrée Gill (poétesse innue).

Consultez les références littéraires sur le site de l’artiste.

Marie Darsigny

Autrice, poète et codirectrice de la plateforme littéraire Filles missiles, Marie Darsigny a fait paraître, à l’automne 2018, le roman Trente, dans lequel elle évoque la vie d’une jeune femme qui est persuadée que sa vie se terminera à l’âge de 30 ans. Elle est également l’autrice de Filles (L’Écrou, 2017) et de A Little Death Around the Heart (Metatron, 2014).

Voyez deux rencontres avec l’autrice:

Se dire sorcière, ça veut dire quoi exactement?

C’est évidemment différent pour chacune. Quand je me dis sorcière, je fais surtout référence à mon intuition, à ma sensibilité et à ma force de caractère. J’ai un souvenir très clair du moment où j’ai décidé de m’approprier ce titre. J’étais en secondaire 4 et deux amies plus vieilles m’ont dit, en riant, que j’étais une sorcière. Originale et un peu à part, j’aidais les autres sans discriminer et je ne me laissais jamais influencer par quiconque. Sur le coup, je n’ai pas été 100 % certaine de comprendre le mot «sorcière». Je me suis demandé si c’était une qualité ou un défaut. Quoi qu’il en soit, je l’ai accepté. Je me suis reconnue dans les caractéristiques qu’on attribue aux sorcières: des femmes marginalisées par les démonstrations de leur sensibilité. Quand j’étais enfant, ma mère m’a appris l’importance des rituels, des plus banals aux plus ésotériques: collectionner les pierres semi-précieuses; parler à l’Univers; se donner une intention pour chaque journée; méditer ou pratiquer la pleine conscience… De sorte que, à 15 ans, me faire qualifier de sorcière n’était pas étonnant. J’étais en mesure de l’assumer.

En quoi être une sorcière et/ou pratiquer la sorcellerie, la magie, a-t-il une incidence sur la création artistique?

Pour moi, le principal atout est l’emploi de mon intuition. Quand je reçois un refus pour un projet artistique, j’ai confiance que la vie me réserve autre chose. Je crois beaucoup au dicton «Tout vient à point à qui sait attendre». C’est quétaine, mais sans l’espoir, il reste quoi? Je suis la première à remettre en doute les trucs psycho-pop de croissance personnelle et l’idéologie néolibérale du «si tu veux, tu peux! » Par contre, je sais aussi très bien que la vie c’est difficile, ça fait chier, c’est souffrant. Je vis avec l’espoir que rien n’arrive pour rien. En ce sens, être une sorcière, c’est croire en soi. Même quand mon estime est à zéro, il y a toujours un petit côté de moi qui se dit: ça va aller. I want to believe (je veux croire), comme dans X-Files!

Avez-vous des rituels créatifs?

Pas vraiment. J’essaie de ne pas trop mythifier mon processus de création. Ça me stresserait de penser qu’un rituel précis serait garant de fertilité créative. Je prends l’inspiration quand elle vient. J’ai la chance d’avoir une pratique d’écriture naturellement abondante. J’ai tout de même quelques petits gestes qu’on pourrait qualifier de rituels: faire brûler de l’encens ou des herbes; transporter sur moi mes pierres semi-précieuses ou mes objets porte-bonheur; prendre le temps, chaque jour, de me donner une intention précise sur laquelle méditer au cours de la journée…

Croyez-vous qu’il y a une notion de sacré et/ou de magie dans vos créations?

Je n’aime pas trop l’idée de l’inspiration comme révélation divine ou comme magie sans efforts. Écrire, c’est un travail. La magie réside plutôt dans le pouvoir que peuvent avoir mes mots lorsqu’ils touchent celles qui me lisent.

L’art peut-il changer le monde?

La réponse courte, selon mon éternel côté pessimiste: non. Par contre, il peut aider à ouvrir les horizons, à faire réfléchir, à choquer, à vivre des émotions. En ce sens, l’art peut changer les gens qui, à leur tour, auront peut-être le pouvoir de changer le monde.

Quelles lectures et/ou artistes aimeriez-vous suggérer pour mieux comprendre votre univers de création?

Stevie Nicks, pour la musique de sorcière. Carrie Fischer, pour l’humour à travers le drame. Elizabeth Wurtzel, pour les bobos exposés. Nelly Arcan, pour le courage de se dévoiler. Angelina Jolie, pour l’espoir de sans cesse s’améliorer.

Pattie O’Green

Derrière ce pseudonyme évocateur né en 2010 sur le blogue du même nom se cache l’autrice sensible du livre Mettre la hache (Les Éditions du remue-ménage, 2015) et la collaboratrice aux ouvrages collectifs — toujours aux Éditions du remue-ménage — Faire partie du monde : réflexions écoféministes (2017) et Nelly Arcan, trajectoires fulgurantes (2017). Également horticultrice, cette artiste qui se dit «fille cosmique» s’intéresse évidemment à la botanique, mais également à l’astrologie et aux sciences occultes. Dans un avenir rapproché, elle offrira un «objet artistique» mettant en valeur le Champ des Possibles (un espace vert qu’on trouve dans le Mile End) et sa biodiversité dans un projet des Amis du Champ des Possibles, en collaboration avec l’artiste illustrateur Vincent Tourigny et l’artiste graphiste Charlotte Deslandes.

Se dire sorcière, ça veut dire quoi exactement?

C’est un rapport au monde, à la nature et à son propre corps. Ce rapport est ancré dans l’intuition et la connexion. Je pense que ça prend une pratique quotidienne pour l’entretenir. Cette pratique ne se trouve pas nécessairement dans le manuel de la bonne sorcière; il ne s’agit pas d’imiter le passé ou de jouer un personnage, mais de trouver les moyens de se créer de l’espace pour voir les possibles. La sorcière est une figure qui s’inscrit dans une histoire d’oppression des femmes, de leur pouvoir et de leur savoir, et dont les implications sociales et politiques perdurent encore aujourd’hui. Que cette histoire m’habite, dans mes douleurs et mes luttes, être sorcière ne relève pas d’une tradition. C’est un état profond qui permet de manifester notre pouvoir créatif dans le monde.

En quoi être une sorcière et/ou pratiquer la sorcellerie, la magie, a-t-il une incidence sur la création artistique?

L’idée d’un impact de l’un sur l’autre implique une séparation. Pour moi, il n’existe pas une pratique de sorcière d’un côté et une pratique artistique de l’autre, mais un mode de vie pour lequel je ne trahis pas ce que je vis dans mon corps. Je l’honore. Que ce soit faire du yoga, de la méditation, des rituels de nouvelle lune, de l’aquarelle, de la marche en forêt, du jardinage ou de la transformation de plantes médicinales, ou encore de regarder les étoiles, de chanter, de danser, de faire du sport en masse (je suis d’accord avec Starhawk* quand elle dit qu’une sorcière doit être très active pour renouveler son énergie!), de s’occuper des arbres (ma job alimentaire), de soigner les gens, de vivre tout plein d’aventures ou d’écrire, tout ça est à la fois créatif et « sorcier ».

* Starhawk est une autrice et militante écoféministe américaine. Rêver l’obscur: femmes, magie et politique, éditions Cambourakis, 2015.

Avez-vous des rituels créatifs?

Une sorcière crée ses propres rituels. Souvent, quand j’écris, j’écoute des mantras (mais ça peut être du hip-hop!) pour la sonorité ou le rythme qui s’harmonise avec mon état. Je fais brûler de l’encens ou je diffuse des huiles essentielles. Je regarde parfois des images, des œuvres qui m’animent. Je prépare une infusion avec la plante qui m’inspire sur le moment. J’éveille mes sens pour ne pas m’emmurer dans une rigidité intellectuelle; pour rester dans mon corps, dans l’intuition, dans les possibles : loin des peurs, des autocritiques rigides et des échafaudages mentaux.

Croyez-vous qu’il y a une notion de sacré et/ou de magie dans vos créations?

La magie, c’est tellement simple : ce n’est pas une question de formule, de temps ou de trucs secrets, c’est une question d’alignement qui engendre un état de fluidité. La création, c’est le résultat et la transmission de cet alignement singulier. On dit du sacré qu’il suscite un respect absolu. Ça me sert de ground quand j’écris : j’ai ce respect absolu pour ce que je suis en train de créer. Cela n’empêche pas l’exercice de la pensée critique. Au contraire, une forme de révérence pour la création lui est nécessaire.

L’art peut-il changer le monde?

Le monde, je ne sais pas; l’état intérieur des gens, je pense que oui. Mais pour combien de temps? Je ne crois pas aux changements permanents lorsqu’il n’y a pas une mise en pratique. Sans pratique, sans constance, sans discipline et sans une certaine forme d’intransigeance, les gens ne se transforment pas. Ils vivent des petites épiphanies, des expériences. J’ai horreur qu’on se contente de vivre des expériences! Se laisser transformer, c’est faire l’effort de s’aligner avec l’œuvre de l’autre et intégrer un peu de cet alignement dans sa vie. Elle est là, la magie.

Quelles lectures et/ou artistes aimeriez-vous suggérer pour mieux comprendre votre univers de création?

Je lis énormément, et toutes ces lectures m’habitent : du féminisme à l’ésotérisme, de l’histoire de l’art à l’horticulture, de l’astrologie à l’astrophysique. Mais pour comprendre mon univers, il faut emprunter mes guides pratiques sur les arbres, les plantes sauvages comestibles, les coquillages, les minéraux, les oiseaux, les champignons ou les étoiles, et faire une bonne balade seule (la solitude est importante pour une sorcière!) pour aller à la rencontre de ces créatures qui peuplent et créent notre monde dans la plus grande humilité et la plus grande discrétion. Elles sont « relentless ». Ce sont elles qui m’habitent, qui m’énergisent et qui m’inspirent.

Des sorcières comme les autres

Plusieurs autres artistes explorent également la figure mythique de la sorcière. C’est le cas d’Anaïs Barbeau-Lavalette, qui a produit un court métrage au titre inspiré d’une pièce musicale de la chanteuse française Anne Sylvestre, Une sorcière comme les autres. Le documentaire Sorcières comme les autres est paru en 2000 et constitue l’une des premières réalisations cinématographiques de la talentueuse jeune femme.

Toujours inspirées par la même chanson, les comédiennes et chanteuses Laetitia Isambert et Nathalie Doummar ont lancé en juin dernier, sur YouTube, leur propre interprétation de la pièce initialement parue en 1999.

L’autrice, poète, artiste et journaliste Catherine Lalonde s’est également intéressée à cette figure magique dans son roman La dévoration des fées, un ouvrage à part qui ne ressemble à aucun autre et qui met en scène un monde de femmes dur, sale et rempli d’odeurs de corps, de vie, de misère…

Écoutez notre enquête littéraire sur ce roman:

https://www.lafabriqueculturelle.tv/balados/19/la-vie-secrete-des-libraires/episodes/53/catherine-lalonde-la-devoration-des-fees

Écoutez aussi la table ronde des libraires qui analysent cet ouvrage déstabilisant:

https://www.lafabriqueculturelle.tv/balados/19/la-vie-secrete-des-libraires/episodes/54/les-libraires-discutent-table-ronde-sur-la-devoration-des-fees

La maison d’édition La Mèche fera paraître cet automne un recueil de textes intitulé Zodiaque, dans lequel 12 autrices s’emparent chacune d’un signe astrologique et proposent des textes dits «inclassables», et certainement infusés de sorcellerie et de magie…

https://www.groupecourteechelle.com/la-meche/livres/zodiaque

Laisser s’exprimer la sorcière en soi et… l’étudier!

Chaque mois, le café Rond-point, un établissement autogéré qui se trouve dans le quartier Hochelaga, à Montréal, reçoit le Cabaret des sorcières. Il s’agit d’une soirée pendant laquelle des femmes «dérangeantes» — pour reprendre leur terme — s’installent au micro et livrent poésie, humour, slam et plusieurs autres formes d’expression.

https://www.facebook.com/lecabaretdessorcieres/

Ésotérique, la figure de la sorcière? Peut-être, mais surtout politique, émancipatrice et… académique! En effet, le Laboratoire de résistance sémiotique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), fondé par des élèves au doctorat en sémiologie, a lancé le chantier Savoirs occultes et alternatifs, un groupe d’étude qui se penche entre autres sur l’astrologie et, également, sur les sorcières.

https://www.facebook.com/Savoirs-occultes-et-alternatifs-chantier-de-recherche-1951705831555120/

L’émission radiophonique et revue savante Pop-en-stock, qui a vu le jour à l’UQAM et qui est affiliée à un groupe de recherche sur la culture populaire, s’est intéressée aux figures de femmes fortes, de guerrières et aussi de sorcières. Sans surprise, Fanie Demeule s’est occupée de plusieurs dossiers sur ces figures féminines émancipatrices.

http://popenstock.ca/individu/fanie-demeule