La Fabrique Culturelle

Commencer à écrire à 40 ans

par Caroline Décoste

Gagnante de la résidence pour la relève de 36 ans et plus de la Maison de la littérature, à Québec, Caroline Décoste travaille entre autres comme réviseure dans le milieu de l’édition. Elle a l’habitude de lire et d’éditer les mots des autres, mais rarement les siens. Comment en arrive-t-on, au mitan d’une vie, à aborder enfin la poésie? Qu’est-ce qui se passe quand on obtient enfin le temps pour écrire? Elle ouvre quelques pages de son journal de résidence d’écriture.

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— Je ne savais pas que tu écrivais de la poésie!

— Moi non plus.

(Ceci est un vrai dialogue.)

 

Même lorsqu’on me félicite pour l’obtention de ma résidence, je demeure remplie de doutes. Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir me plonger dans la poésie à un âge où les carrières littéraires, du moins celles autour de moi, sont déjà bien établies, au minimum reconnues, parfois même primées? J’aime lancer à la blague que c’est une forme de crise de la quarantaine pour une femme qui n’a pas les moyens ni l’envie de s’acheter une décapotable. L’humour cache la banale vérité: cela fait plus de 20 ans que l’anxiété me paralyse et que je préfère ne pas écrire plutôt que de risquer l’échec.

Chaque matin, lorsque je déverrouille la porte de la résidence du 37, rue Saint-Angèle, j’espère être frappée d’une inspiration divine. J’ai quatre semaines pour écrire un recueil de poésie en partant de presque rien (mon objectif).

Je divise mes heures en vers: il me suffit de tant de poèmes par jour pour y arriver, formule mathématique qui fonctionne parfaitement si on voit la poésie comme une usine d’emballage de pinottes.

Après presque deux semaines de résidence, je me présente devant ma mentore, Isabelle Forest, de maigres aspirants poèmes à la main. Douce et ferme à la fois, Isabelle me fait comprendre qu’il faut démolir mon projet et mes calculs au boulier pour en revenir à l’essentiel: la poésie.

«Caroline, pourquoi as-tu choisi la poésie?»

Silence dans le cabinet d’écriture. Je n’ai pas la réponse.

Photo: Caroline Decoste

Le mentorat se rapproche de la psychothérapie; dans mon cas, ce sont des vases communicants qui me poussent à accepter d’être vulnérable. Je me suis sentie moins exposée lors de mes accouchements, nue et couverte de fluides devant des inconnus, qu’à voir Isabelle relire mes tentatives poétiques devant moi. Et c’est dans cette totale nudité littéraire que l’on peut aspirer à faire naître une œuvre.

Ma mentore me pousse à replonger dans mes émotions d’adolescence, ce moment de ma vie rythmé par la poésie où je pouvais réciter par cœur «La marche à l’amour», de Miron; pleurer à n’importe quels vers d’Éluard; rester muette de beauté devant du Jacques Brault. Elle me met entre les mains du Tania Langlais, du Michel Pleau, du Nora Atalla et d’autres encore. Les commis de la bibliothèque se mettent de la partie, me remplissent les bras de recueils québécois. Chaque jour, j’en lis, relis, abandonne, reprends, cinq, six, sept à la fois.

À mi-chemin de mon parcours de résidence, un déclic se fait. Il faut du temps pour entrer en poésie, pour se défaire de la fonction logique du langage. Regarder les toits du Vieux-Québec en attendant le coup de génie ne sert à rien; je dois provoquer l’état poétique par la musique, le jeu, la déconstruction du langage, le plaisir. Et me donner moi-même la légitimité d’écrire. Je ne dois rien à personne, sauf à moi. Personne n’attend de manuscrit, personne n’a posé d’exigence sur ma production. Cette résidence est un cadeau; apprends à en profiter, tout simplement.

Pour réapprendre à jouer, Isabelle m’invite à pratiquer l’écriture automatique, pour me dépouiller de ma tendance à l’analyse et à l’autocensure. «Si, soudainement, tu bloques sur un mot, par exemple patate, écris-le jusqu’à ce qu’il perde son sens. Je veux voir du feu sortir de ton crayon!» Elle pige aussi des mots au hasard dans un livre, n’importe lequel, et m’intime de créer des vers à partir de ce choix arbitraire de nom commun, adjectif et verbe. Je poursuis le jeu à la maison, en écrivant des mots sur de petits bouts de papier et en en pigeant trois à la fois. J’ai l’impression de me prendre pour une surréaliste, et ça me ramène à mon premier grand amour poétique, à cette période de ma vie où je pouvais réciter de mémoire tous les poèmes de Capitale de la douleur ou le début du Manifeste de Breton.

Photo: Caroline Decoste

Je vis, chaque jour de résidence, la tension entre la réalité et ce fameux état poétique dans lequel je dois m’immerger pour créer qui, lorsqu’on lit de la poésie ou sur la poésie, semble si déconnecté de la vie courante. Pourtant, comme je l’ai noté dans mon carnet, les poétesses aussi font l’épicerie. Et les poétesses, comme les poètes, peuvent naître à 40 ans et au-delà. Suffit qu’on leur donne le temps d’advenir. Comme disait Miron: «Je suis arrivé à ce qui commence».

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5 lectures qui m’ont plongée en poésie

Maman Sauvage, de Geneviève Castrée (L’Oie de Cravan)
Soleil sans heures, d’Olyvier Leroux-Picard (Poètes de brousse)
Le tendon et l’os, d’Anne-Marie Desmeules (L’Hexagone)
Mouron des champs, de Marie-Hélène Voyer (La Peuplade)
La clarté s’installe comme un chat, de Tania Langlais (Les Herbes Rouges)


5 mélodies qui m’ont accompagnée

Volume 1 et Volume 2, de Flore Laurentienne
Viking (trame sonore), d’Organ Mood
feu doux, de feu doux
Foster, d’Antoine Felix
Constellations (ou comment arrêter le temps), de Tambour


Jeu d’écriture

À votre tour de jouer au poète, pas dans le sens de «se prendre pour», mais plutôt dans celui de «vivre le langage ludique de la poésie». Je vous invite à créer des vers à partir des trios suivants (vous pouvez transformer les adjectifs en verbes, et inversement):

table, mouiller, impassible

horizon, dépouiller, bouffi

défunt, poursuivre, abondant

 

CRÉDITS
Texte: Caroline Décoste
Coordination: Marie-Claude Leclerc
Photo couverture: Llamaryon