La Fabrique Culturelle

L’âme littéraire: Jean-Philippe Pleau et Mathieu Bélisle rencontrent Étienne Beaulieu

L’automne fait place depuis quelques années à des rencontres incontournables à la Maison de la littérature, à Québec: la série L’âme littéraire. Les discussions, menées par l’écrivain Étienne Beaulieu, s’attardent à un genre méconnu du public: l’essai littéraire. Nous lui avons laissé la parole afin qu’il nous parle de ses rencontres avec Jean-Philippe Pleau, écrivain et animateur à ICI Radio-Canada, et Mathieu Bélisle, écrivain et professeur au Collège Jean-de-Brébeuf, à Montréal.

Ce texte fait partie d’une série de deux articles portant sur ces rencontres exceptionnelles autour de l’essai. Pour lire le précédent article, c’est par ICI.

 

Entre culture première
et culture seconde

Les rencontres avec Jean-Philippe Pleau et Mathieu Bélisle ont été d’une richesse culturelle étonnante, pleine de révélations, de surprises, de contrastes et de croisements où on ne les attendait pas.

Les deux hommes sont originaires de Drummondville, où je suis enseignant au cégep. Les ressemblances s’arrêtent toutefois là puisque leurs situations sociologiques de départ sont radicalement à l’opposé. Jean-Philippe Pleau vient d’une famille où il n’y avait quasiment aucun livre dans la maison et où régnait une culture populaire de l’oralité. Mathieu Bélisle, lui, est le fils d’un pasteur protestant qui avait une prédilection pour la lecture et une bibliothèque remplie de livres à la disposition de sa famille.

Photo: Maison de la littérature

Des statistiques récentes du Cégep de Drummondville montrent que 80 % de la communauté étudiante viennent de ce qu’on appelle une famille de première génération, c’est-à-dire où aucun des deux parents n’a été inscrit aux études supérieures. Bon nombre de gens au Québec ont suivi et suivent encore un chemin qui ressemble à celui de Jean-Philippe Pleau, dont le père appartient à ce que le grand poète Gaston Miron, lui-même d’origine très modeste et illettrée, appelait «le noir analphabète».

Quantité de grandes voix de notre littérature ont vécu ce passage d’une culture orale à une culture écrite, dont Fernand Dumont, originaire de la petite ville de Montmorency, et pourtant devenu un des intellectuels les plus marquants de sa génération et de l’histoire du Québec. Dans un livre majeur, intitulé Le lieu de l’homme, Fernand Dumont nomme la «culture première» le milieu d’origine et la «culture seconde» le milieu culturel d’arrivée des transfuges de classe. Jean-Philippe Pleau est manifestement l’un de ces transfuges, lui qui déclare avoir longtemps eu honte de ses origines populaires, jusqu’à ce qu’il rencontre Serge Bouchard.

[Grâce à lui], je suis passé à avoir honte d’avoir eu honte. Quand j’entends mon père parler, j’y entends une poésie. — Jean-Philippe Pleau

Le passage à cette fameuse culture seconde a eu pour effet que Jean-Philippe Pleau possède aujourd’hui une sorte de «passeports pour les deux cultures». Il est à même de voir toute la richesse de ce que Pierre Perrault, un autre passeur culturel, a pris pour matière de ces films, à savoir la culture vernaculaire, la langue populaire formée par des siècles d’incubation sociale.

Rien de tout cela chez Mathieu Bélisle, qui avance même cette idée voulant qu’il soit, dit-il, «en quelque sorte né dans la culture seconde», au sens où il n’a pas eu, pour devenir écrivain, à franchir de barrière sociologique invisible qui l’aurait forcé à changer sa langue, son accent, ses références et ses intérêts quotidiens. Ce qui a été le cas pour Jean-Philippe Pleau, dont les amis anciens ne reconnaissent plus la manière de parler.

Photo: Maison de la littérature

Dans son très bel essai Bienvenue au pays de la vie ordinaire, Mathieu Bélisle parle du fait qu’il est depuis toujours ambidextre, ce qui lui donne accès à des manières opposées de voir les choses et pourtant complémentaires. Il fait partie de ces essayistes québécois qui défendent, comme il le précise, «une vision des choses qui tient compte des points de vue opposés et en apparence irréconciliables». C’est là que je me sens héritier, comme lui, de cet immense essayiste qu’est Yvon Rivard, lui qui nous a appris que toutes les idées qui ne vont que dans un seul sens manquent souvent la réalité par leur raideur et leur dogmatisme.

Mathieu Bélisle, qui se décrit avec humour comme «un conservateur de gauche», croit — tout comme Yvon Rivard — qu’il faut savoir garder en toute chose une saine tension entre des points de vue contraires, sans quoi la pensée tombe en roue libre et n’a plus d’ancrage réel. C’est la raison pour laquelle il est très attaché à cette idée que le Québec ait une culture de la vie ordinaire, qui doit s’ouvrir à des points de vue extérieurs et transcendants, sans quoi la vie humaine n’a tout simplement aucune signification.

Photo: Maison de la littérature

 

Opposés et pourtant complémentaires

Je suis sorti de ces deux entretiens en me posant des questions nouvelles et assez vertigineuses. Ces deux représentants de l’essai québécois contemporain soutiennent des points de vue en apparence opposés, mais qui, en réalité, sont étonnamment complémentaires. Ils me forcent à me demander où se situe l’essai québécois dans toute cette question des cultures premières et secondes.

En les écoutant, j’en arrive à soulever cette hypothèse qui voudrait que la pensée des essayistes effectue ce parcours de sortie de la culture première vers la culture seconde, comme l’avait imaginé Fernand Dumont en paraphrasant au fond l’allégorie de la caverne de Platon. Mais la particularité de l’essai, c’est de ne pas rester bien planté dans le quant-à-soi de la culture seconde, savante, élitiste et repliée sur elle-même. L’essai frémit en réalité de tout cet arrière-plan de la culture première d’où nous venons presque tous au Québec, dont l’essai se souvient et qu’il appelle sans cesse à la rescousse pour ne pas se perdre en vaines élucubrations abstraites.

Oui, me suis-je dit en rentrant chez moi, l’essai est la forme du discours culturel qui garde la mémoire de la culture première, du cri initial de l’enfant, avant qu’il ne soit changé en une parole articulée, intelligible et stylisée. L’essai effectue un cercle complet du populaire vers le savant et un retour au vernaculaire, afin de féconder toutes les parties d’une culture la plus riche qui soit, comme à l’embouchure du Saguenay, où l’eau douce se mélange à l’eau salée du Saint-Laurent pour créer des formes de vie uniques au monde, à l’image de l’essai québécois.


Crédits

Rédaction: Étienne Beaulieu
Coordination: Marie-Claude Leclerc

Photos de couverture:
Jean-Philippe Pleau — Photo: Joannie Lafrenière
Étienne Beaulieu — Photo: Audrée Wilhelmy
Mathieu Bélisle — Photo: Edouard Plante-Fréchette (La Presse)