La Fabrique Culturelle

Tourner et dessiner au 55e parallèle: Sarah Fortin et Caroline Lavergne

À l’occasion de la sortie de la bande dessinée Le film de Sarah, l’autrice Caroline Lavergne et la réalisatrice Sarah Fortin reprennent la route qui les a menées sur la Côte-Nord jusqu’à Schefferville, Matimekush-Lac John et Kawawachikamach, pour le tournage du film Nouveau Québec en 2019. Nous nous sommes entretenus avec elles lors de leur passage à Sept-Îles, juste avant qu’elles montent à bord du train Tshiuetin. Cet entretien témoigne bien de la complicité qui s’est formée entre elles dans cette aventure et qui les unit depuis.

Le film de Sarah sur la route. Photo : Caroline Lavergne.

La Fabrique culturelle: Caroline, à quel moment l’idée de produire une bande dessinée sur le tournage du film de Sarah t’est-elle venue? 

Caroline Lavergne: On était dans un chalet avec des amis et Sarah s’apprêtait à tourner à Schefferville. Ça m’apparaissait une aventure formidable à laquelle j’ai eu rapidement envie de me greffer. J’ai beaucoup aimé le journal de tournage du film Gainsbourg (vie héroïque), de Joann Sfar, qui avait invité son ami bédéiste Mathieu Sapin à venir faire un carnet de tournage. J’avais depuis longtemps envie de faire quelque chose dans le genre. Quand j’ai entendu Sarah parler de son projet, je lui ai rapidement demandé si je pouvais venir faire une bande dessinée. Je la voyais dans ma tête, cette bande dessinée là, et je voulais la lire, donc je me suis dit que je pourrais la faire.

La Fabrique culturelle: Qu’est-ce que ça a permis de travailler l’une avec l’autre? 

Caroline Lavergne: On a plutôt travaillé l’une à côté de l’autre. Mais vu qu’on avait un sujet très similaire, ça donnait lieu à de belles conversations. On était un peu décalées dans la création. Sarah, ça faisait un bout de temps qu’elle travaillait sur son film. Quand moi, j’ai été rendue à me poser ces questions-là…

Sarah Fortin: … moi, j’avais fini.

Caroline Lavergne: Oui, elle riait un peu de moi. (rires) Elle m’a beaucoup aidée dans ma démarche. J’étais vraiment chanceuse de l’avoir comme alliée à travers tout le processus.

Sarah Fortin: C’était pareil pour moi. Être dans une équipe de tournage, c’est très exigeant. J’ai choisi de tourner dans un milieu éloigné, loin de la maison. Toute l’équipe était toujours ensemble; c’était un processus immersif constant. Alors pour moi, pendant le tournage, Caroline, c’était la soupape, finalement, autant amicale que créative. Puis effectivement, après le tournage, on a toujours été un peu en décalage dans la création. Toutes mes anxiétés et mes angoisses de postproduction, je les ai vécues avec son soutien. Je lui envoyais des versions de montage parce qu’elle avait vu comment on avait tourné. Une fois que le montage a été fixé et que moi, je me suis libérée de mes anxiétés, elle a amorcé les siennes, et moi, j’étais plus le soutien. J’ai fait du documentaire, donc je pouvais comprendre ses réflexions de bien vouloir représenter les gens, que ce soit honnête.

La Fabrique culturelle: Exploiter un même projet sous différentes formes, est-ce que ça permet une pérennité plus longue au film Nouveau Québec

Caroline Lavergne: J’espère qu’en lisant le livre, les gens vont avoir envie de voir le film. Mais je pense que de montrer différents angles sous différentes perspectives permet d’approfondir les sujets abordés dans Nouveau Québec, soit la vie dans une ville isolée et la rencontre entre allochtones et Autochtones, puis de montrer les dessous du tournage et les désirs de Sarah dans toute son intention créative. Je ne pense pas qu’on puisse comprendre à quel point c’est important pour la réalisatrice en regardant juste le film, alors je suis contente de pouvoir le montrer dans le livre.

Sarah Fortin: C’est sûr que lorsque tu fais un film de fiction, l’idée, c’est que les rouages ne paraissent pas. Et puis il reste que les rouages, ils ont quelque chose de particulier, parce que tourner à Schefferville, c’est compliqué, mais c’était ça, le désir aussi: que ce soit aussi une aventure pour toute l’équipe. Alors, le livre ajoute de la valeur à tout ça. Ce que Caroline vit, c’est ce que moi j’ai vécu en allant pour la première fois à Schefferville, et c’est aussi ce que le personnage de Sophie, Christine Beaulieu, vit dans le film…

Caroline Lavergne: … donc, toujours, le dialogue entre ce qu’on filme, puis ce qui arrive aux gens qui filment.

La Fabrique culturelle: Est-ce que des personnes autochtones sont intervenues dans vos démarches? 

Sarah Fortin: Natasha [Kanapé Fontaine] est intervenue dans nos deux processus. Elle a lu le scénario à quelques reprises; elle a lu aussi le tien, Caroline.

Caroline Lavergne: Dans la BD, il y a parfois des personnages qui parlent en innu. Moi, je me faisais une idée de ce qu’ils disaient, mais je ne comprenais pas exactement, alors je me suis questionnée sur la façon de raconter ça. Quand Natasha a lu mon livre, elle était catégorique: il fallait que ces dialogues soient en innu. Alors on s’est assises ensemble et on a vraiment eu du fun à dire: qu’est-ce que cette personne-là aurait dit à ce moment-là? Ça, ça a été vraiment le fun. Puis, après ça, Kim Picard à Pessamit a révisé, pour avoir un autre regard.

La Fabrique culturelle: Et il y a des dialectes… 

Sarah Fortin: Oui, Kim Picard disait que le dialecte de Matimekush, comparativement à celui de Pessamit, c’est très différent. Et ça s’entend. Les gens de Matimekush disaient que Jean-Luc Kanapé, c’était «le gars de la ville». Il a travaillé à essayer de se rapprocher de celui de Matimekush, mais en même temps, ce n’est pas son dialecte.

La Fabrique culturelle: Est-ce que ce n’est pas similaire à la démarche des acteurs et des actrices qui incarnent un rôle qu’ils n’ont pas dans la vie?

Sarah Fortin: Oui, et ça fait partie du jeu. C’est ça, être acteur. Après ça, je n’aurais jamais demandé à un acteur blanc de faire ça, ni à un acteur atikamekw ou à un acteur anichinabé. Je me sentais plus tenue de respecter les gens qui sont à Matimekush. Mais au moment du casting [distribution des rôles], je n’ai pas eu le choix de bifurquer, parce que, bon, il y a tant d’hommes entre 45 et 55 ans là-bas… Un acteur qui venait de Pessamit, ça passait pour moi, parce que de toute façon, il y a des transfuges dans les communautés autochtones.

La Fabrique culturelle: Avez-vous l’intention de recommencer ce processus ensemble pour d’autres projets? 

Caroline Lavergne: On niaise un peu… Je veux que Sarah fasse un autre film qui soit une aventure pour que je puisse la suivre. Ce serait L’autre film de Sarah. (rires)

Sarah Fortin: Le film de Sarah 2. J’adorerais ça, avoir une bande dessinée pour tous mes projets de films. Ce serait complètement fou.

Caroline Lavergne: Ce serait super!

Sarah Fortin: Tous mes films se passent tout le temps dans des lieux compliqués, et ce sont tout le temps des road trips [escapades routières] fatigants! (rires)

Caroline et Sarah, juste avant de prendre l’avion du retour. Photo : Jean-Marie Mckenzie.

La Fabrique culturelle: Quel serait le sujet de ta prochaine BD? 

Caroline Lavergne: J’ai l’impression que ça continuerait à être un contexte de voyage.

Sarah Fortin: Le voyage, ça étire le temps et ça met dans un autre état d’esprit. C’est de la matière créative. S’il n’y a pas d’autres carnets de films, il y aura sûrement d’autres choses ensemble. On a révélé un désir de collaboration, mais davantage une collaboration réelle à travers nos médiums respectifs.

La Fabrique culturelle: Toutes les deux, vous avez des projets en ce moment. Caroline, tu travailles sur les illustrations du texte Les saumons de la Mitisipu, de Christine Beaulieu, qui paraîtra en 2023 aux Éditions de la Bagnole. 

Caroline Lavergne: Oui, ça va commencer dès mon retour. J’ai vu le texte, mais je n’ai pas encore commencé à travailler sur les illustrations.

La Fabrique culturelle: Et toi, Sarah, quels sont tes projets? 

Sarah Fortin: Moi, j’écris un scénario de fiction en ce moment. C’est un autre registre; c’est une comédie sur les femmes au tournant de la quarantaine. À voir si Caroline va vouloir venir. Ça se passe en partie en Abitibi et dans le Nord de l’Ontario, alors…

Caroline Lavergne: Ça m’intéresse!

La Fabrique culturelle: Merci beaucoup de nous avoir accordé ce moment! 


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Regardez les capsules suivantes: 

Photo de couverture: Illustration de Caroline Lavergne tirée de sa bande dessinée Le film de Sarah