La Fabrique Culturelle

Les Correspondances d’Eastman | Concours de l’Interlettre — 2021

Chaque année, à l’occasion des Correspondances d’Eastman se tient un concours d’écriture ouvert à tous et à toutes. Il s’agit d’écrire une lettre, d’un maximum de 500 mots, selon un thème défini et divulgué lors du lancement de la programmation. Les participants et participantes ont deux mois pour faire parvenir leur texte. Un comité de présélection choisit alors les finalistes, qui seront ensuite réduits à cinq gagnants et gagnantes par les membres du jury, dont une personne qui reçoit le Grand Prix de La Fabrique culturelle. Le thème retenu pour le concours de 2021 était «L’esprit des lieux». Bonne lecture!

Mélanie Bizier — Gagnante du Grand Prix de La Fabrique culturelle

Bassin, le 10 juillet 2021

Ma belle Léa,

L’été s’annonce insupportable sans toi, comme un long métrage de Dolan sur mute. Comment ai-je pu accepter de passer des vacances en famille et sans écran? Ma mère a vraiment trop d’influence. Ma mère, c’est Messmer.

J’ai parcouru 1375 km d’asphalte, de forêts, de villes, de provinces et de mer sans grand frisson, comme on traverse la rue. J’ai murmuré des prières pour que le char dérape, que le paysage s’enflamme, que le bateau coule. Rien. Seul un long plan-séquence sans intérêt, impossible à découper. Et me voilà larguée dans un autre fuseau horaire.

Ici, les fleurs poussent au grand vent, indisciplinées et sauvages, sans attente particulière. Les teintes éclatantes des buttes, des maisons et de la mer fascinent. Les mères tressent les cheveux de leurs filles, les hommes préparent la fin de la saison de pêche au homard, les vieux cueillent de minuscules fraises. Les jeunes fêtent tard la nuit. Les gens se retrouvent, se rendent visite. La vie défile en dehors des cases horaires.

À quoi ressemblerait ma vie, Léa, si j’avais pris racine ici? Au large de la performance, ancrée dans l’important. Si seulement les vents pouvaient enterrer les voix incessantes dans ma tête. Ces voix faussement prévenantes qui me rappellent à chaque instant de surveiller mon apparence. De faire les bons choix. Toujours plus. Ces voix angoissantes, aux accents de parents des grandes villes. Ces voix qui ne m’appartiennent pas pénètrent ma conscience et mes gestes. Comme dans la peau de John Malkovich.

Avec toi, Léa, je voudrais m’étendre ici. Que nos veines palpitent à l’unisson pour réanimer cette masse atrophiée au cœur de ma poitrine. Enclencher ensemble la grande vidange de mon être. Ta main pour guide, plonger confiante dans cette mer immense et désordonnée. Laisser ses eaux s’installer en moi, purge vivifiante et salée. Apprivoiser son énergie et ses humeurs, le temps nécessaire. Puis épuisée, relâcher enfin mes muscles, enveloppée par ta bienveillance. Je fignole les détails de cette scène sans arrêt lorsque je ferme les yeux, rougis par le soleil et la fatigue.

Peut-être trouveras-tu quelques grains de sable dans cette enveloppe, Léa. Je t’en prie, allonge-toi sur cette plage postale. À mon retour, je rassemblerai doucement sur ton corps le sel, le quartz, le vent et la mer. Je te construirai un château, cimenté par nos liquides. Un château sans porte ni cachot. Sans seigneur ni anneau. Un château où il ne sera plus nécessaire de se défendre. Où nous pourrons simplement exister.

Lorsque je reviendrai, je t’offrirai ce que les îles ont remué en moi. Ensemble, nous frissonnerons.

Jade (pseudo)

Annie Dulude

AURORE

Orford, Québec, 15 septembre 1959

Mon aurore,

Ranimez avec moi ces moments d’hier, ces ocres souvenirs, rappelez-vous, nos croisades tout près du vieux pont; nos automnes suaves et ce béguin pour l’East Man qui nous unissait lorsqu’en errance, nous nous postions, candides, vous debout, moi à genoux, nos rires plein nord et vous, ardente, sous cet immense et demi-dieu chêne, roux, comme vous, continent de lui-même, orienté au hasard des aubes vers les guèdes guettant le temps. À sa cime, «un bohème» , disiez-vous, «le jaseur stridule, honteux d’aimer tant!»

Comme j’aimais cette ferveur que vous livriez, de votre bouche voir poindre ces mots, car c’était moi ce buissonnier, cet étrange oiseau.

Quercus rubra, lui, ténor, ondulait.

Lent.

Témoin de notre frêle osmose.

Nous sentions jusqu’à ses fanes, esquivant sans effroi, à leur porte, la préface des grands vents. Nous recommencions à marcher. Silencieux. Je pensais en vous regardant que seule, au sud, feulait ma plaine sans avoir jamais été ouïe. Car oui, ma plaine refoulée vous étiez, ma plaine aimée et bien enfouie.

Est-ce bien vous qui captiez, pourtant, déferlantes mes implosions, tonitruantes mes floraisons, sauvages, embrassées par la pluie, quand se tendait, forée, l’orage rouge, que vous pointiez du doigt subjuguée, alors que s’imposait, dorée, l’oracle trouble, l’oracle sourd? Le chêne tremblait et tremble encore.

Ce matin

D’Austin, vous m’appelez

«Vous n’êtes pas loin», me dites-vous

Je sens mon cœur faséyer tout autour de l’arbre malabar et de son buste cendré, quand revient, con anima, l’hymne chromatique du jaseur épris.

Pour longtemps,

Léon (pseudo)

Caroline Bertrand

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Toi qui ne m’as pas aimée, ou peut-être un peu, au fond.

Est-ce que je t’étonne en te disant guetter le crépuscule, assise à ce pub en bordure de ton fleuve? Mon moment favori de la journée, tu le sais, le plus enveloppant, celui qui m’évoque trop souvent ton souvenir, bien que tu sois là, dans ton appart de Rosemont.

Ici, d’où tu viens, je t’imagine attablé à cette terrasse surplombant la berge afin d’être aux premières loges de la fin du jour. Ton amour du fleuve, tu m’en as parlé abondamment, et je m’en abreuvais. Impossible que ça ne nourrisse pas mon imaginaire crépusculaire. De ta 20 bordée de champs, puis de forêts, puis de champs encore, à ma table en bois, je tente encore de te raconter, incoerciblement.

Chaque fois que je fuis Montréal pour Chaudière, chez mon amie, tu envahis mes pensées, ton vécu m’accompagnant malgré moi sur cette route où l’on ne s’élancera jamais ensemble. Même si je l’aurai ardemment désiré. Saint-Vallier, Berthier-sur-Mer, Saint-Jean-Port-Joli: les villes se succéderaient au rythme des albums, nos cœurs se dilatant à l’unisson au gré des crescendo d’une musique qui nous a immédiatement unis après ce premier regard foudroyant que l’on avait échangé. Qui ne trompait pas. Bien que vain.

Le ciel pastel, le contemplerais-tu à mes côtés, alors que l’on filerait paisiblement vers tes origines? Bifurquerait-on sur la 132 même si l’on se dérobait des Appalaches auréolées d’or? On ralentirait la cadence en humant l’air cristallin du fleuve voisin, qui réapparaîtrait lorsque se clairsèmeraient les arbres.

De l’horizon iridescent du Saint-Laurent surgit une myriade de questions. Adolescent, lorsque tu t’ennuyais, me disais-tu, dans ton rang, venais-tu boire de la Bleue à la lueur des lampadaires antiques sur ce quai qui se jette dans le fleuve? Y embrasser tes premiers désirs, tes premières amours? Effleurer tes premiers seins? Le jour, arpentais-tu le chemin jouxté de rochers en solitaire, walkman en poche?

Ce matin, je courais le long de la 132, croisant des étendues de maïs qui t’ont peut-être vu grandir, et je m’imaginais dans ton sillon, terre que tu aurais foulée plus de deux décennies auparavant. T’émerveillais-tu devant cette nature qui constituait ton univers? Le jour s’éteint doucement, drapant le ciel incandescent d’orangé. J’aurais voulu que tu occupes le siège devant moi, que tes yeux azur me transpercent, que tu t’émeuves des splendeurs célestes. Je caresserais ta barbe argentée, que j’essaie d’imaginer noire, comme l’a connue le Saint-Laurent. Clandestine dans ta vie, je ne l’aurai vue que poivre et sel.

Ces villages, ces cafés longeant le Saint-Laurent, j’aurais voulu que tu m’en fasses découvrir les richesses, que tu me les décrives avec sensibilité, celle que tu t’évertuais à masquer afin de ne pas succomber à notre possible. Bientôt, le ciel et le fleuve ne formeront qu’une toile ébène. Un jour, je m’enivrerai de la tombée du jour avec un véritable amour. Et peut-être m’approprierai-je complètement le fleuve.

Ta belle C

Élise Jetté

Grand-papa,

J’ai rêvé à notre maison de vacances, elle était encore à nous.

Je me souviens vivement d’un 15 septembre. Le temps était doux et on était venus dire au revoir à la maison d’été. C’était un dimanche et ça allait de soi: le jour où l’on s’y rassemblait le plus souvent. J’ai pleuré tout l’avant-midi, juchée dans la cabane dans l’arbre. Celle qu’on avait construite ensemble quand j’avais neuf ans. Je me suis trouvée tellement trop grande pour pleurer si longtemps dans une maisonnette devenue à peine assez vaste pour que mes longues jambes d’ado s’y étendent.

Tu avais dit, ce jour-là, que tu ne savais pas à quel point je l’aimais. Je t’avais répondu que toutes mes racines se déployaient sous la terre battue de cette rue, sous le lac contourné à pied mille fois, dans la cour de ce monument de maison que vous vendiez cet automne-là.

J’ai rêvé à la maison blanche aux volets menthe. Rien n’avait changé.

Le revêtement moderne choisi par les nouveaux propriétaires n’avait jamais été installé. La grange contenait toujours tes outils. Un outil pour chaque chose. Aucun objet ne pouvant pas y être réparé.

Je suis adulte aujourd’hui, grand-papa. Et quand quelque chose est bloqué dans ma gorge, qu’il faudrait que ça sorte en larmes plus grandes que la ville, je passe devant la maison qui abrite mes moments préférés. Je pleure en conduisant sur le chemin de terre estrien. Ne t’inquiète pas, je ralentis, étant donné la visibilité réduite par le voile de mes yeux. Il m’arrive même de m’arrêter devant elle. Je me stationne en voyeur et j’attends d’aller mieux. Ça fait du bien de pleurer devant la maison d’été. J’ai parfois l’impression qu’elle me parle de nous. Elle me dit qu’elle les connaît, les souvenirs qui parlent fort dans toutes les pièces. Elle voit encore la tapisserie de fleurs blanches sur les murs de la salle à manger.

Je me rappelle, enfant, m’être dit que le pont-tunnel menant à Montréal était d’une longueur impressionnante. Il ne me fascine plus du tout aujourd’hui alors que je le traverse chaque jour pour aller travailler. Je crois pourtant qu’une version immense, inimaginable, existe encore ailleurs. Le pont-tunnel grandiose m’attend quelque part alors que j’emprunte sa pâle copie au quotidien. De la même manière, la maison de nos étés, de nos vacances, de nos Noëls s’érige quelque part pour toujours.

Le quai où l’on a vu les perséides, la salle de jeu dans laquelle on finissait par plier les tables et tasser les chaises pour que je m’élance dans une chorégraphie pop avec ma cousine, la piscine qui nous a tous ratatinés… tout ça se trouve toujours quelque part comme dans un musée. C’est encore là. Rien n’a bougé. La maison n’a simplement plus d’adresse.

Grand-papa, chaque maison n’appartient peut-être qu’à celui ou celle qui s’en rappelle avec les souvenirs qui respirent le plus fort.

Je pense que la maison d’été sera toujours à nous.

Isabelle Grenier

Monsieur Bobin,

Je vous écris pour vous remercier de m’avoir sauvé la vie. Avant de découvrir votre œuvre, les livres s’infiltraient en moi comme des bandits et me laissaient confuse. Voilà qu’en lisant Ressusciter, tout a changé.

J’ai voyagé seule dès que j’ai eu l’âge pour le faire, en emportant toujours plus de livres que de vêtements. Dans chaque nouveau pays, j’ouvrais un roman. L’étrangère que j’étais, sans buts ni repères, n’avait plus besoin d’être ou de devenir quelqu’un. Je pouvais m’abandonner aux histoires de mes auteurs préférés en toute liberté. Je respirais les ambiances qu’ils créaient, je devenais leurs héroïnes en trois dimensions; je me baladais dans leurs propres rues, leurs refuges devenaient les miens. Mais une fois le livre terminé, ma vie s’arrêtait brusquement à la fin du dernier chapitre, et je me réveillais au beau milieu d’un pays redevenu étranger. À force de m’abandonner ainsi au fil des pages des romans, de ne faire plus qu’un avec l’objet et tout ce qui le dépasse, je ne savais plus qui j’étais.

Mon dernier voyage a eu lieu en Espagne. L’autobus rempli de touristes dont je faisais partie s’était arrêté dans un village pour que nous puissions visiter de majestueux châteaux qui avaient jadis été habités par de grands esprits. Or, le livre qui se trouvait entre mes mains ce jour-là me paraissait infiniment plus fascinant. J’étais descendue du bus avec les autres, mais c’est dans le stationnement que j’avais décidé de passer l’après-midi, assise sur mon sac, obsédée par ma lecture. L’histoire avait alors pénétré mon être tandis que les touristes au loin s’exclamaient devant d’élégants bâtiments aux murs très blancs et très hauts. Quelques dizaines de pages plus tard, j’étais Amanda, mon amour venait de partir pour la guerre, je me trouvais dans une barque avec l’espoir de le rejoindre au risque de ma vie… puis j’avais chaviré sur l’asphalte lorsque les voix des touristes joyeux qui regagnaient le bus s’étaient fait entendre. La suite de mon séjour avait eu lieu dans la petite chambre d’hôtel où j’étais alitée parce que trop chamboulée par mon destin créé de toutes pièces par un auteur inconnu. Comme toutes les autres histoires, elle s’était immiscée dans mon esprit, mon unique lieu de vie, mais cette fois, je n’avais plus la clé pour me retrouver. Je devais rentrer.

De retour à la maison, Ressusciter m’attendait; cadeau d’une amie, ou du ciel. J’y ai lu votre lumière qui a rallumé ma faible bougie. Au lieu de me perdre dans votre prose, je me suis remise à respirer. J’ai enchanté mon imaginaire à ma manière, et j’ai habité ma propre vie, mon propre esprit, pour la première fois peut-être, et il faisait bon y vivre.

Je ne vous remercierai jamais assez de m’avoir laissé entrer à ma guise dans votre univers vivifiant, tantôt par une fenêtre, un rayon de soleil ou un bouquet de pivoines. Ma vie n’est plus ailleurs depuis vos mots.

Mille gratitudes,

Gisèle (pseudo)

 

Photo de couverture: Debby Hudson via Unsplash