La Fabrique Culturelle

Le corps dans tous ses états

Regards sur la diversité corporelle

On peut reprocher beaucoup de choses à l’homme qu’était Picasso, mais en tant qu’artiste, il a souvent mis en valeur des personnages loin des normes établies. À travers son œuvre, et notamment pendant sa période cubiste, il a déconstruit la figure humaine afin de la présenter sous un nouveau regard.

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Du 12 juin jusqu’au 12 septembre 2021, le Musée national des beaux-arts du Québec présente Picasso. Figures, de même que l’exposition collective Ouvrir le dialogue sur la diversité corporelle.

Faisant dialogue avec celles de Picasso, les œuvres présentées à l’occasion de l’exposition collective représentent le corps sous toutes ses formes. Les artistes qui y participent, comme Marion Wagschal, Chason Yeboah et Fred Laforge, se préoccupent de l’inclusion, de l’acceptation et de l’appréciation du corps, tout en défiant les stéréotypes.

L’autrice Elizabeth Cordeau Rancourt, dont les mots sont mis de l’avant un peu partout dans l’exposition, écrit ceci: «S’il y a une chose que je ne confine plus, c’est mon corps grandiose.» C’est en ayant ce vers en tête que La Fabrique culturelle a concocté un dossier qui donne la parole à de multiples artistes ayant fait le choix de célébrer la diversité. Pour ces esprits créatifs, le corps — qu’il soit gros, squelettique, fragile, ridé, brisé, amputé, coloré ou gravé — a droit à la même lumière.

 

Corps et société

Le corps humain se décline en des milliards de modèles, mais les médias nous bombardent d’images montrant un seul et même gabarit. Résultat: il est difficile de résister à la pression de la perfection, et plus de 23 millions de chirurgies esthétiques sont réalisées dans le monde chaque année.

Cette obsession malsaine de notre société pour la perfection, le réalisateur Alexandre Franchi la dénonce avec son film Happy Face: la tyrannie de la beauté (2018). En mettant de l’avant des personnages atteints d’une forme de défiguration, il provoque le spectateur et le met face à ses propres standards de beauté. La Fabrique culturelle le rencontrait il y a quelques années au lancement de son film au Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue.

Ce corps qu’on scrute, qu’on modifie et qu’on camoufle, afin de l’élever vers un idéal hors d’atteinte; ce corps, il raconte une histoire à travers ses formes, sa couleur et son genre. Pour mettre fin aux critiques de la société envers son corps et raconter tout ce qu’il transporte de désir comme de douleur, l’artiste activiste MissMe a choisi de le montrer sans pudeur.

Ç’a été tellement dur de grandir, de devenir une femme, parce que la société s’est acharnée sur moi. J’ai grandi dans […] une culture qui a toujours sexualisé mon corps malgré moi. — MissMe

L’autrice Chloé Savoie-Bernard utilise quant à elle les mots pour mieux exprimer sa douleur, mais aussi ceux de ses ancêtres qui vivent à travers elle.

Le corps est une archive de choses qui nous dépassent, qui sont plus grandes que nous. — Chloé Savoie-Bernard

Pour mieux comprendre leur rapport au corps, à leur histoire et à leur féminité, La Fabrique culturelle est allée à la rencontre des deux artistes avec la série Manifeste: artistes au front.

Cette obsession liée à la perfection du corps vient également avec celle de la jeunesse éternelle, et la plupart des mannequins que l’on voit défiler doivent s’effacer de la lumière après quelques années de carrière.

Arianne Clément, elle, a plutôt choisi de photographier des modèles au crépuscule de leur vie. À travers ses œuvres qui mettent en scène des centenaires, elle espère inspirer les femmes à vieillir en acceptant avec bienveillance les changements corporels. En 2016, à l’occasion de son exposition 100 ans, âge de beauté présentée au Saguenay, La Fabrique culturelle l’avait rencontrée pour parler du rapport que les gens entretiennent à la beauté.

Célébrer la vieillesse plutôt que de lutter contre elle. — Arianne Clément

 

Corps et identité

Accepter ses défauts, ses faiblesses et ses différences est difficile lorsqu’on ne se reconnaît pas à travers les modèles établis. Au Canada, plus de la moitié de la population présente un excès de poids, et pourtant, on ne voit que trop peu de mannequins «taille plus» dans les campagnes de publicité.

La Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée cherche d’ailleurs à favoriser l’engagement du milieu de la mode et des médias sur le sujet.

En vue de briser ce moule, l’artiste contemporaine en arts visuels JoAnne Migneault (Migno) utilise son corps plantureux comme matière première pour créer des personnages hauts en couleur. La Fabrique culturelle s’est entretenue avec elle durant la préparation de son exposition L’Odyssée du visage en 2019.

Mon corps est un corps céleste. Je suis ronde, je suis belle, je suis gourmande. J’accepte où je suis rendue présentement. — Migno

Une situation que vivent également les adultes ayant une limitation physique ou intellectuelle. Au Québec, ils représentent 16 % de la population, mais force est de constater que cette minorité n’est que très rarement représentée.

L’autrice Mylène Viens, atteinte de dystrophie musculaire, nous fait part de sa réalité quotidienne dans son roman d’autofiction Pourquoi pas?. Son personnage principal y raconte son désir de vivre une vie normale. La Fabrique culturelle l’avait accompagnée en 2019, lors d’une balade en voiture, afin de discuter de son roman.

J’ai voulu parler de ma réalité, qui est différente de [celle de] 90 % de la population. — Mylène Viens

S’approprier son corps est un défi; l’habiter pleinement aussi. La slameuse «transfemme» Leila Sofiane en est un bel exemple, elle qui écrit et s’implique pour la diversité sexuelle et de genre. Elle nous a d’ailleurs livré une performance de slam pour une capsule en 2020.

 

Corps et sexualité

La notion de sexualité est intimement liée au corps, mais avant d’être érotisé, le corps est d’abord un véhicule; une enveloppe qu’il faut apprendre à apprivoiser et à aimer dans toute sa diversité.

Avec The Womanhood Project, la photographe Cassandra Cacheiro et la directrice artistique Sara Hini encensent le corps féminin au naturel. À travers chaque photographie, elles invitent leurs modèles à «être», sans ornement. En 2020, La Fabrique culturelle a eu la chance d’assister à l’une de leurs séances photographiques.

Un corps reste un corps. Les gens devraient pouvoir en disposer comme ils veulent, sans être automatiquement sexualisés. — Sara Hini

Lorsque l’on accepte son propre corps, il est alors plus facile de s’ouvrir sur sa sexualité. Linakim Champagne et Olivia Lagacé, qui ont fondé le blogue érotique This is better than porn, publient des textes émoustillants et des photographies suggestives où la diversité corporelle et sexuelle est la bienvenue. Le tandem féministe nous présentait son œuvre dans cette capsule de 2017.

Montrer des femmes qui sont à l’aise avec leur sexualité, ce n’est pas obligé d’être tabou. — Linakim Champagne

 

Corps et création

Créer permet de se dépasser et de se découvrir, mais aussi d’entrer en connexion avec son corps. La danse en est un bel exemple: elle améliore la mobilité du corps, l’équilibre et le bien-être. En 2020, La Fabrique culturelle a rendu visite à l’équipe de l’initiative Un pas à la fois, mieux vivre grâce à la danse. Éveline, Diana et Laura, trois danseuses en fauteuil roulant, nous racontent comment la danse les a amenées à se dépasser.

La danse m’a aidée à reprendre conscience de différentes parties de mon corps. — Éveline Nguepi

Dessiner son propre corps ou celui d’une autre personne permet d’en faire ressortir la beauté insoupçonnée. Dans l’œil de l’artiste, chaque corps devient une œuvre d’art. On a d’ailleurs été témoins de riches échanges entre les modèles vivants et les artistes participant à l’atelier De la factrie au dessin à Grand-Mère, en Mauricie.

 

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Sous les pinceaux et les pigments de Picasso, ou à travers l’art contemporain, le corps humain a été reproduit de diverses manières. Peu importe la forme sous laquelle il est représenté, il demeure un sujet inépuisable pour les artistes.

Si la société est encore prise avec des modèles uniformisés, l’art offre un regard plus juste et plus diversifié de la réalité. À l’instar des artistes, pourquoi ne pas apprendre à respecter et à célébrer les corps, peu importe leur état, afin de mieux s’aimer?

ton corps t’a toi
t’es son meilleur choix
son plus grand résultat
t’es déjà ce qu’il mérite de mieux
— Elizabeth Cordeau Rancourt

 

TEXTE

Rédaction: Alex Beausoleil
Technicienne de production: Pauline Bolduc
Coordination: Marie-Claude Leclerc

 

CRÉDIT ILLUSTRATION

Beautiful beach bodies — Les folies passagères