La Fabrique Culturelle

Regard sur l’intime

Au cœur de la bande dessinée

Ces dernières années, plusieurs auteurs et autrices québécois de BD nous ont ouvert les portes de leur intimité. Au fil de récits, ils et elles nous font part de leurs doutes et de leurs inquiétudes, et entraînent le lecteur au cœur de leur parcours et des moments décisifs qui l’ont jalonné, offrant des témoignages personnels qui touchent à l’universel. Petit panorama de quelques-uns de ces albums empreints d’authenticité.

Récits de vie

Vivre, au bout du compte, c’est faire des choix. Mais les fait-on pour soi, ces choix? Pas toujours!

Catherine Lepage – La Pastèque, 2020

C’est un peu ce qui ressort, d’ailleurs, de Bouées, de Catherine Lepage. L’autrice y raconte des années d’adolescence, celles où l’on cherche, coûte que coûte, l’acceptation des autres, et où l’estime de soi passe — trop souvent — par leur regard. Au gré des coupes de cheveux et des relations amoureuses, l’adolescente Lepage se fait caméléon, laissant derrière elle une part d’elle-même.

Siris – La Pastèque, 2017

Avec Vogue la valise, Siris nous offre lui aussi un récit de l’enfance jusqu’à la vie de jeune adulte; une œuvre autobiographique brillante et bouleversante. L’alcoolisme du père met à mal la dynamique familiale. La Poule, alter ego de l’auteur, se retrouve à voguer, valise à la main, d’une famille d’accueil à une autre, jusqu’à ce que le destin la fasse accoster là où elle n’est pas vraiment la bienvenue. Vogue la valise, c’est une histoire de résilience, résultat d’une dizaine d’années de travail de la part de l’auteur. C’est le récit de ces passions qu’on trouve au fil du chemin et qui garde vivant; qui sert de refuge face aux difficultés, à la violence, au rejet, au mépris.

Quêtes de soi

Au cœur du récit de vie se trouve également cette quête de soi. Le chemin vers l’âge adulte en est un riche en prise de décisions. Que fera-t-on dans la vie? Quel métier? Et pourquoi? Fait-on la bonne chose? Prend-on la bonne direction? Et tout ça, bien souvent, sous fond de départ du nid familial, avec la perte de repères rassurants.

Audrey Beaulé – Mécanique générale, 2020

Loin de chez nous, loin des nôtres, on continue à se construire; des questionnements qu’explore avec poésie Audrey Beaulé dans son magnifique La vingt, où, à partir d’un récit autoroutier, l’autrice réfléchit à sa vingtaine, tout en revenant sur les nombreuses interrogations qui l’ont rythmée.

Cela dit, les questionnements peuvent aller bien au-delà de l’adolescence: après tout, le doute n’est pas limité aux 16, 18 ou 20 ans! Mélanie Leclerc nous le montre bien dans son magnifique Temps libre. L’écrit se place en écho à Contacts (2019), dans lequel l’autrice racontait la transmission d’une passion— celle de l’image, entre photographie et cinéma— entre elle, jeune fille, et son père.

Mélanie Leclerc – Mécanique générale, 2020

Dans Temps libre, on la retrouve, aujourd’hui, porteuse de cette passion qu’elle n’a pas réussi à parachever. Sous le couvert de l’autofiction, Leclerc se questionne: à quel moment faut-il lâcher prise, cesser de s’acharner? À quel moment sait-on que le rêve restera justement un rêve et qu’il sera à jamais l’apanage des temps libres, entre le travail, les enfants et la vie? Dans l’ouvrage, à travers différents personnages — amis et collègues —, on découvre différentes réalités et, surtout, autant de lâcher-prise.

Regard sur le corps

Le doute est ainsi bien présent dans le parcours de l’intime. Certaines périodes ou certains sujets le suscitent particulièrement. Et, parfois, doutes et sentiments d’inadéquation peuvent être amplifiés ou déformés par les proches.

Marie-Noëlle Hébert – XYZ, 2019

La grosse laide, de Marie-Noëlle Hébert, entraîne le lecteur dans des années où l’estime de soi est en chute libre, où le poids devient boulet, où les espaces sûrs n’existent pas. Au crayon de plomb, Hébert se montre comme elle se percevait alors, un peu comme au travers d’un miroir déformant. On y entend nombre de remarques assassines et de commentaires insistants. Puis on la voit s’écrouler, peu à peu, entre la parole de ces gens qui la dénigrent, volontairement et involontairement.

L’autrice s’y montre à son plus vulnérable, dans ses moments de détresse, au fil d’un album qui ne peut que faire réagir et comprendre les contrecoups de la grossophobie ainsi que les réalités qui y sont liées.

Mise à nu

En fin de compte, on peut dire qu’ouvrir les portes de l’intime, c’est un peu— figurativement— se mettre à nu. Figurativement… ou littéralement?

Dans les deux tomes d’Extases, de Jean-Louis Tripp, c’est, tout compte fait, un peu les deux. L’auteur nous raconte sa vie, de la jeunesse jusqu’à l’âge adulte, avec au cœur du récit la sexualité.

Jean-Louis Tripp – Casterman, 2017 et 2020

Ainsi, au fil du premier tome, Tripp nous présente ses premières explorations: en solitaire, ou avec une compagne ou un compagnon; dans une relation amoureuse; ou encore au sein d’un groupe. Dans le second tome, on le rattrape à l’âge adulte alors que la vie commence à se bâtir de façon plus décisive. Les relations à long terme côtoient le désir de butiner en même temps que la relation de l’auteur avec la sexualité se précise et se détaille. L’auteur se raconte dans ses failles et ne détourne pas le regard de ses erreurs. Il se montre tel qu’il est, simplement: nu.

Récits de deuil

L’intime, en BD, c’est également parler de deuil, de ces pertes d’êtres chers parfois annoncées ou, au contraire, se présentant comme impensables.

Il y a le deuil périnatal, où l’on pleure celle ou celui qui n’est pas venu, sans image, sans photo, sans rire ou sourires auxquels se raccrocher. Ce deuil où l’on s’effondre au contact de souvenirs qui ne seront jamais, qui ne pourront être.

Mireille St-Pierre – Nouvelle adresse, 2020

Cette perte, Mireille St-Pierre l’exprime avec une grande sensibilité et une justesse vive dans La brume. Sur fond musical, on découvre d’abord l’autrice dans l’«avant»: un voyage à New York, la découverte de la ville, une séance de photos, des croquis, puis c’est le choc! Les premiers signes, l’hôpital, les médecins, le silence: l’enfant est parti. Il ne sera jamais. De New York, on revient vers Montréal, le cœur à vif.

Il s’agit d’un ouvrage doux et juste, qui se lit comme un témoignage nous permettant de saisir la profondeur de ce deuil, autant qu’un ultime hommage à un enfant et à ce qu’il aurait pu être.

Geneviève Castrée – La Pastèque 2018,

À l’inverse, on peut aussi penser au tout petit Une bulle, de feu Geneviève Castrée; la dernière note qu’une mère, en train de mourir, laisse à son enfant encore jeune. Un ouvrage déchirant et tendre alors que la mère se raconte en train d’observer et d’accompagner sa fille à travers la bulle de la maladie, dans la beauté d’un quotidien qui se terminera bientôt; qui se terminera trop tôt.

________

Toutes ces portes ouvertes vers l’intimité, ce sont bien souvent des occasions de profiter d’un moment privilégié avec l’auteur ou l’autrice: pour comprendre ce qui a été vécu, ou encore pour le partager. C’est ce qui rend ces témoignages si précieux et si riches, pour la tête comme le cœur.

 

TEXTE
Rédaction: Raymond Poirier
Coordination: Marie-Claude Leclerc

ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE
Diane Obomsawin