La Fabrique Culturelle

Terrain de jeu décloisonné

Quand les arts visuels flirtent avec les métiers d’art

Historiquement, les arts visuels ont toujours été perçus comme plus «nobles» et plus créatifs que les métiers d’art. On assiste toutefois depuis quelques années à un décloisonnement des pratiques. Ce changement positif de paradigme semble d’ailleurs vouloir s’accélérer. Véritables lieux d’expérimentations, les écoles de métiers d’art accueillent maintenant des artistes cherchant à approfondir leurs connaissances techniques et ouvrent une exploration conceptuelle aux artisans. Regard sur des pratiques hybrides au terrain de jeu décloisonné.

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Chaque jour, les artistes s’emparent de nouveaux moyens d’expression et s’en servent avec une «innocence» et un savoir tout à fait réjouissant. — Damien Sausset (2013)

 

Vous avez dit «métiers d’art»?

Traditionnellement, les métiers d’art sont associés à la production d’objets utilitaires. Pensons aux jolies pièces que proposent les céramistes pour notre table, aux tuques et aux mitaines des artisanes, aux meubles savamment créés par les ébénistes ou encore aux instruments à la riche sonorité, fabriqués par les luthiers.

Maison des métiers d’art de Québec (MMAQ) — Crédit photos: Llamaryon — Céramiques Madame Choui

Partout au Québec, des artisans développent leur savoir-faire pour offrir des objets uniques. Parfois, la technique crée des résultats spectaculaires; c’est ce qui arrive avec l’utilisation du four à bois traditionnel par les potiers Geneviève Boudreault et Matthieu Huck. Cette technique de cuisson peut nécessiter jusqu’à 20 heures de travail continu…

 

Mais avant toute chose, l’amour de la matière est ce qui guide l’artisan. Mario Lamarre est un luthier chevronné qui redonne vie aux arbres en sculptant des contrebasses. C’est son amour du bois qui l’a amené à devenir artisan.

 

Si les créations issues des métiers d’art ont trouvé leur place dans les musées d’art, rarement en sont-elles la tête d’affiche. Mais c’est quoi, au juste, les métiers d’art?

C’est l’exercice d’un métier lié à la transformation de la matière — bois, textile, argile, cuir, métaux…— pour créer des œuvres, uniques ou multiples. En métiers d’art, les qualités matérielles sont au cœur des préoccupations et des recherches du créateur, de la conception à la fabrication, et ce, peu importe les qualités fonctionnelles (de l’objet ou de l’œuvre à créer).

Cette fonctionnalité n’empêche pas pour autant la créativité de s’exprimer. Du côté d’Arbol, l’ébéniste Stéphane Dumont se décrit comme le gardien des méthodes ancestrales liées au travail du bois. Il désire faire des objets qui sont beaux, de qualité et utiles; de véritables œuvres fonctionnelles.

 

Tout près des arts visuels, non?

En partie, car les arts visuels se définissent par l’expression d’un concept, d’une idée, à travers un corpus d’œuvres. Dans tous les cas, la matière est inévitablement elle aussi au cœur du travail de l’artiste en arts visuels.

 

Plonger dans la matière

En arts visuels, pour exprimer le message souhaité, il faut savoir le «dire» par la matière et ainsi maîtriser les techniques pour la manipuler. Il arrive que cette matière ne donne pas le rendu souhaité, ce qui oblige l’artiste à adapter son propos à celle-ci. Cela explique pourquoi il est fréquent que des artistes en arts visuels s’initient aux métiers d’art afin d’acquérir les outils nécessaires pour développer leur corpus.

 

FANNY MESNARD 

MMAQ — Crédit photo: Llamaryon

Au début de sa pratique artistique, l’artiste Fanny Mesnard travaillait exclusivement la peinture et le dessin. Elle a bâti tout un corpus d’œuvres axé sur des représentations naturelles, principalement des animaux et des végétaux. Ainsi, au fil des années, Fanny a développé une mythologie personnelle qui lui a permis de lier le territoire et le monde naturel à son univers intérieur.

MMAQ — Crédit photos: Llamaryon

Dernièrement, en voulant déployer la matérialité de sa démarche, elle s’est intéressée à la céramique, notamment par le biais de cours à la Maison des métiers d’art de Québec (MMAQ). Puis elle a cherché des moyens pour lier monde pictural et sculptural à travers l’installation. La sculpture-céramique lui permet maintenant de matérialiser en trois dimensions les figures qui peuplent son imaginaire.

Crédit photos: Étienne Boucher

Parfois, l’artiste tombe amoureux d’une matière en particulier, par exemple pour ses qualités formelles. La technique pour la manipuler devient alors primordiale.

 

MARIE-FAUVE BÉLANGER

Crédit photos: La Fabrique culturelle

Ce que j’aime, c’est le contraste entre les matières puis la différence de couleur, puis de texture, mais c’est aussi le fait qu’il y a plusieurs matériaux qui sont naturels comme le bois, puis là, tu les forces à cohabiter avec des matériaux synthétiques… — Marie-Fauve Bélanger

Après des études en arts visuels, Marie-Fauve Bélanger a décidé de retourner sur les bancs d’école pour se spécialiser en métiers d’art. Elle a pu expérimenter différentes techniques et découvrir la matière qui marque aujourd’hui sa démarche: le Plexiglas. Ce matériau lui permet de créer des contrastes formels étonnants, mais aussi d’exprimer ses préoccupations environnementales.

 

ANIE TOOLE

Fascinée par les possibilités de la teinture naturelle, mais aussi celles, complexes, du tissage, l’artiste Anie Toole a plongé dans le monde des métiers d’art après un baccalauréat en mathématiques. Elle a trouvé dans le tissage le parfait équilibre de ses deux passions.

MMAQ — Crédit photos: Llamaryon

Programmés à l’ordinateur, les métiers à tisser demandent des connaissances en programmation informatique. Anie allie une réflexion rigoureuse et cartésienne à un travail manuel, près de la matière.

Ce que j’aime de mon métier, c’est la variété. J’aime autant m’asseoir puis enfiler 1500 fils; je ne trouve pas ça plate, ou juste tisser pendant des heures et des heures, que j’aime faire de la recherche par ordinateur. — Anie Toole

La démarche d’Anie se déploie à travers des projets de recherche et d’exploration. Elle a notamment étudié les possibilités de la réalité virtuelle grâce à une résidence au centre en arts médiatiques La Bande vidéo. Ce séjour lui a permis de visualiser en 3D les possibilités qu’offre la sculpture textile.

 

L’objet œuvre d’art

Certes, plusieurs artisans en métiers d’art développent avec succès des productions utilitaires, chacun avec sa propre signature. Et parfois, l’objet utilitaire devient, par la recherche et l’expression, œuvre d’art.

 

JUDITH DUBORD

Judith Dubord est artiste verrière et céramiste. Sa production utilitaire, surtout liée à l’art de la table, témoigne d’une recherche artistique complexe. Sa démarche est axée sur le savoir-faire tout en s’articulant aussi autour de différents thèmes comme l’enracinement et, paradoxalement, l’envol et la légèreté.

Crédit photos: Judith Dubord

Cette recherche est inspirée par les caractéristiques des matières qu’elle travaille. Ainsi, les qualités de certains objets de la série Matière hybride nous amènent à oublier leurs qualités fonctionnelles tant la recherche expressive marque la forme. Judith a d’ailleurs développé, dans les dernières années, une pratique d’œuvres d’expression. Par exemple, dans la série Jardin éphémère, elle explore les potentiels de la germination dans la matière céramique.

 

CATHERINE SHEEDY

Catherine Sheedy est joaillière et sculptrice. C’est en découvrant les bijoux contemporains conçus par différents joailliers néerlandais qu’elle a découvert, comme une révélation, qu’un bijou pouvait être une œuvre d’art.

Crédit photos: Jérôme Bourque

Oh, un instant, on peut utiliser le bijou comme un mode d’expression, comme je fais de la sculpture, c’est-à-dire vraiment pour exprimer des idées, utiliser la matière et créer des formes. […] Donc, toujours l’idée du bijou, mais le bijou comme concept. — Catherine Sheedy

Ses matériaux de travail, elle les glane sur le bord du fleuve. Chaque série de ces bijoux contemporains s’articule autour d’un concept étoffé. Sa collection Icare lui a d’ailleurs valu le Prix Jean-Marie-Gauvreau, décerné par le Conseil des métiers d’art du Québec, en 2017.

 

ANNIE CANTIN

Annie Cantin est artiste verrière. Fortement inspirée par les formes naturelles, elle crée des pièces qui sont organiques et ovoïdes. Régulièrement, elle crée des jeux de lumière grâce à l’intégration de miroirs et inclut ainsi le regard du spectateur à même la matière.

Crédit photos: René Rioux

Les projets d’Annie s’ancrent dans le monde des arts visuels. En effet, son travail est essentiellement diffusé en contexte d’expositions, et Annie a présenté plusieurs projets d’art public. Pour elle, toutes les pièces ont de la valeur, autant celles qui sont créées dans un but décoratif que les œuvres magistrales intégrées à l’architecture. Ce qui reste est assurément un amour de la matière.

Souvent, les métiers d’art, les arts visuels, le design, on est dans une espèce de triangle nébuleux selon la perception de chacun, mais pour moi, je fais de la sculpture, je fais des installations; je fais des objets d’art. — Annie Cantin

 

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Les uns comme les autres, artistes et artisans se laissent guider par leur connexion avec la matière, dans un désir de mieux la maîtriser et d’arriver à transmettre des émotions, des idées, des concepts.

Ce décloisonnement signifie certainement une plus grande liberté, au vif bonheur du public. Un jour, peut-être cesserons-nous de parler précisément d’arts visuels et de métiers d’art en utilisant tout simplement l’appellation «les arts»!

 

Maison des métiers d’art de Québec (MMAQ)

La Maison des métiers d’art de Québec est un organisme culturel voué aux pratiques contemporaines en métiers d’art. Située en plein cœur de la ville de Québec, elle compte 25 ateliers spécialisés en céramique, en textile et en sculpture répartis sur sept étages. Elle a pour mandats la formation, la recherche et la création ainsi que le développement et la promotion des métiers d’art. Ses activités s’adressent à une clientèle variée, des jeunes aux moins jeunes; du grand public aux artistes professionnels.

 

CRÉDITS TEXTE

Recherche et rédaction: Thierry Plante-Dubé, Marie-Soleil Guérin Girard et Mélissa Landry
Technicienne de production: Pauline Bolduc
Coordination: Marie-Claude Leclerc

 

CRÉDITS PHOTO COUVERTURE

Llamaryon — Maison des métiers d’art de Québec