La Fabrique Culturelle

Rire avec les étoiles: Le Petit Prince au TNM

Entrevues avec Sophie Cadieux, Yannick Nézet-Séguin et Éric Champagne

Récit philosophique et initiatique d’Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince nous invite à renouer avec cette douce naïveté qui berce l’enfance et à remettre en question notre façon d’appréhender le monde. Dans ce spectacle familial inspiré du conte, le Théâtre du Nouveau Monde (TNM) et l’Orchestre métropolitain (OM) proposent la rencontre de deux univers: celui du théâtre et celui du concert de musique classique.

Le spectacle en bref

Renaud Lacelle-Bourdon, dans le rôle du Petit Prince

Diffusé sur les ondes de Télé-Québec le 4 décembre 2020 à 21 h 30, le spectacle est l’adaptation québécoise d’une pièce de l’Ensemble Zefirino. Dans cette captation exceptionnelle tournée en plein cœur d’une carrière, la metteuse en scène Sophie Cadieux nous invite dans l’univers du blondinet naïf et curieux que l’on connaît, avec une distribution remarquable, composée de Benoit Brière, Jean-François Casabonne, Sophie Desmarais, Fayolle Jean, Renaud Lacelle-Bourdon et Victor Andres Trelles Turgeon. La musique d’Éric Champagne nous accompagne dans ce voyage au firmament, interprétée par le quintette à vent de l’Orchestre métropolitain, sous la direction de Yannick Nézet-Séguin. Musiciens et comédiens partagent la scène, dans une fusion saisissante entre le théâtre et le concert.

À l’occasion de cette diffusion spéciale sur les ondes de Télé-Québec, La Fabrique culturelle s’est entretenue avec Sophie Cadieux, Yannick Nézet-Séguin et Éric Champagne.

Sophie Cadieux, la metteuse en scène

Quand les théâtres ont dû fermer leurs portes cet automne en raison de la pandémie, ce qui devait initialement être un spectacle présenté devant un public de 200 à 300 personnes s’est finalement transformé en un projet multiplateforme destiné à une écoute en ligne. Sophie Cadieux nous raconte que les répétitions sont alors passées à la vitesse grand V. Alors qu’habituellement, un spectacle de théâtre peut nécessiter jusqu’à 120 heures de répétition, l’équipe du Petit Prince a dû se satisfaire d’une quinzaine d’heures seulement. La metteure en scène souligne que c’est autour de beaucoup de courriels et de cafés qu’elle a préparé son équipe au spectacle.

Sophie Cadieux a relu le livre de Saint-Exupéry avec son fils en pleine pandémie. Ce contexte bien particulier lui a donné envie d’assumer la mélancolie du Petit Prince sur scène. Même s’il vit une belle aventure, le garçon est effectivement perdu dans l’espace. Cette lecture bien particulière du conte l’a amenée à opter pour un décor minimaliste et sombre qui rappelle les confins de l’univers. Sur scène sont projetés des dessins aux traits néons sur fond noir imaginés par l’illustratrice Cynthia St-Gelais, qui offrent un contraste intéressant à l’aspect blanc et pastel des dessins du conte original. Au centre de la scène, le quintette à vent et le maestro Nézet-Séguin sont encerclés d’un faisceau lumineux, qui change de couleur selon la planète sur laquelle se pose le Petit Prince.

Benoit Brière

Pour la captation vidéo de la pièce, Sophie Cadieux a souhaité garder le côté théâtral des grands mouvements de groupe. Elle a porté une attention particulière à la lumière, cette fois avec un regard plus cinématographique pour s’adapter à la présence des caméras. Le travail de réalisation d’Olivier Picard et Mireille Veillet, de Productions Déferlantes, est venu ajouter une touche de féérie supplémentaire à la mise en scène, transportant nos protagonistes au cœur d’une carrière et permettant au Petit Prince de visiter une planète bien différente des planches du TNM.

Tout au long de la pièce, les comédiens se faufilent entre les cinq musiciens de l’OM, sous le regard bienveillant de Yannick Nézet-Séguin. Les fins observateurs remarqueront que Renaud Bourdon-Lacelle, l’interprète du Petit Prince, porte les mêmes vêtements que le chef d’orchestre sur scène. Ce choix n’est pas anodin, souligne Sophie Cadieux: aux yeux de la metteuse en scène, Nézet-Séguin est aussi, à sa façon, le Petit Prince. Ils ont fait le même voyage et partagent une candeur qui l’émeut, nous dit-elle.

Yannick Nézet-Séguin, le chef d’orchestre

Yannick Nézet-Séguin nous raconte qu’il était très flatté, mais surtout surpris d’apprendre, lors des répétitions, que Sophie Cadieux le considérait comme son Petit Prince. Pourtant, du point de vue du spectateur, le parallèle ne semble pas si étonnant. Sur scène, le charismatique chef dirige ses musiciens avec entrain et semble apprécier le travail des comédiens, qu’il écoute attentivement, le sourire aux lèvres et les étoiles dans les yeux. Un regard d’émerveillement qui rappelle celui du Petit Prince, justement.

C’est comme si, à travers les yeux du Petit Prince, on voit un monde fantastique et, à travers les sons de la musique d’Éric [Champagne], dirigée par moi, on atteint aussi un monde fantastique en soi.— Yannick Nézet-Séguin

Le parallèle avec le Petit Prince ne s’arrête pas là pour le chef d’orchestre, qui révèle aussi que sa fleur préférée a toujours été la rose, et son animal favori, vous l’aurez deviné… le renard. Ça ne s’invente pas!

Quand Yannick Nézet-Séguin s’est lancé avec le TNM dans la réalisation de deux spectacles jeunesse (l’autre étant Pierre et le loup), il tenait à proposer une création québécoise. C’est pour cette raison qu’il s’est tourné vers son collègue Éric Champagne. Nézet-Séguin avait déjà collaboré avec ce compositeur auparavant, alors qu’il était compositeur en résidence de l’OM, soit de 2012 à 2014. Le maestro est alors tombé sous le charme de la musique du compositeur, qu’il décrit comme complexe, très émotive et tout en poésie. Le chef d’orchestre n’était donc pas étonné de retrouver, dans la musique du Petit Prince, les qualités qu’il connaissait déjà aux compositions d’Éric Champagne. «En voilà un autre qui s’émerveille […] des choses les plus belles et les plus simples de la vie», dit Yannick Nézet-Séguin avec enthousiasme, soulignant que le compositeur est un partenaire idéal pour un tel projet.

Yannick Nézet-Séguin

L’une des différences majeures avec la pièce originale est qu’il n’y avait pas de chef d’orchestre à l’origine. Si la nécessité d’un tel chef pour diriger un quintette semble discutable, la présence de Yannick Nézet-Séguin va de soi ici et apporte beaucoup à la représentation, souligne le compositeur Éric Champagne. Se retrouvant sur scène avec son quintette et les acteurs, Yannick Nézet-Séguin explique que son rôle dans Le Petit Prince ressemble au travail qu’il fait à l’opéra avec un metteur en scène. Dans la pièce, il veille à ce que les musiciens comme les comédiens soient à l’aise et que chacun fasse un pas vers la forme de l’art de l’autre, pour ainsi mettre en œuvre la vision de Sophie Cadieux. Il a pu s’imprégner de l’énergie des comédiens pour la transmettre aux musiciens et a eu beaucoup de plaisir à travailler les subtilités de la partition originale.

Le chef d’orchestre indique qu’il tente d’avoir la même approche avec une partition, qu’elle soit écrite par un compositeur vivant ou décédé — c’est-à-dire qu’il lit la partition et les indications du compositeur et que, de là, il laisse ses idées émerger. Ce que permet la différence et la richesse qui consistent à avoir accès au compositeur en chair et en os: pouvoir collaborer et échanger sur la vision qu’a chacun de la musique. L’interprétation proposée par Nézet-Séguin a beaucoup plu à Éric Champagne, qui n’a d’ailleurs pas pu retenir ses larmes lors des répétitions, ému par le résultat résolument magique de cette adaptation québécoise.

Yannick Nézet-Séguin attire notre attention sur une autre caractéristique notable, sur le plan musical, de ce spectacle: mis à part le clarinettiste, les musiciens qui composent le quintette ne sont pas les solistes de l’Orchestre métropolitain pour leur instrument respectif. «Ce sont nos deuxièmes, et c’est justement ce que je trouve encore plus formidable!» s’exclame Yannick Nézet-Séguin. Il souligne qu’au sein de l’OM, les musiciens sont très talentueux et peuvent se retrouver aux devants de la scène, et ce, même s’ils ne portent pas le titre de soliste. Il a particulièrement apprécié de pouvoir travailler avec ces cinq musiciens de l’orchestre, ce qui lui a permis de se rapprocher d’eux et d’apprendre à mieux les connaître.

Éric Champagne, le compositeur

Avant de composer la musique du Petit Prince en 2018, à la suite d’une commande de l’Ensemble Zefirino, Éric Champagne n’avait jamais lu Le Petit Prince, de Saint-Exupéry. Sa première impression de l’œuvre en tant qu’adulte? Le conte ne lui a pas plu. Tant de questions laissées sans réponse ont titillé son esprit cartésien… Or, il ne s’est pas arrêté à cette première impression et s’est tout de même lancé dans ce projet, qui lui permettrait de créer, pour la toute première fois, de la musique destinée à un jeune public. Ce défi l’enthousiasmait tout particulièrement.

Comme le Petit Prince qui apprend à apprivoiser le Renard, Éric Champagne raconte qu’il a apprivoisé le conte en le mettant en musique. Son processus de création lui a même permis de trouver, en musique, ses propres pistes de réponse aux questions non résolues de sa première lecture. Par exemple, pour la question «comment le Petit Prince voyage-t-il d’un astéroïde ou d’une planète à une autre?», il a répondu en créant une musique représentant le côté excitant et futuriste du voyage du Petit Prince entre les astéroïdes. Même si l’univers musical qu’il a créé est beaucoup plus doux, il dit s’être inspiré, pour ces passages, de la musique d’une scène de Star Wars.

Le compositeur a également voulu donner des couleurs aux personnages avec les différents instruments du quintette, mais sans le faire d’une façon trop didactique, comme c’est le cas dans Pierre et le loup. Puisqu’il y a seulement cinq instruments — le basson, la flûte traversière, le cor, la clarinette et le hautbois — et beaucoup plus de personnages, il a représenté chacun par différentes combinaisons d’instruments.

Sophie Desmarais, dans le rôle du Renard

Pour introduire le Renard, Éric Champagne a associé le cor (qui rappelle la chasse) et le basson (qui a la même couleur que le renard). D’un point de vue musical, le compositeur trouve qu’une valse lente, avec un peu d’hésitation, est parfaite pour représenter cette idée d’apprivoisement. Sans que ce soit représenté scéniquement, il imagine le Renard et le Petit Prince en train d’apprendre à danser ensemble. Alors qu’il pensait au départ à la Valse triste de Sibelius, on lui a fait remarquer que ce passage rappelle aussi la berceuse de L’oiseau de feu de Stravinski.

Éric Champagne reconnaît être très inspiré par la musique qu’il écoute, mais ne pas toujours arriver à mettre le doigt sur ses inspirations précises pour l’une ou l’autre de ses compositions. Il est donc toujours agréablement surpris lorsque son entourage arrive à avoir ce recul.

D’autres ont entendu dans sa musique des échos à La Moldau de Smetana, cette fois d’une façon plus aérienne qu’aquatique, souligne le compositeur. Il raconte d’ailleurs s’être inspiré d’une autre lecture de Saint-Exupéry, soit l’histoire du pilote dans Vol de nuit. Ce livre, dit-il, nous met dans un état hypnotique alors que le pilote raconte ses réflexions sur la vie en plein vol, dans un vaste ciel noir. La musique d’introduction fait écho à cet état d’apesanteur, de l’esprit qui flotte et qui navigue dans ses pensées.

Éric Champagne se dit également particulièrement touché par la fin sombre mais magnifique du Petit Prince. Quand le Serpent mord le Petit Prince, Saint-Exupéry écrit: «Il tomba doucement comme tombe un arbre.» Le compositeur a cherché à reproduire ce mouvement lent de l’arbre qui tombe dans la finale. Il s’est amusé à récapituler les thèmes de tous les personnages, mais avec la douce lenteur que lui évoquaient les mots de Saint-Exupéry.

Bien plus que de la musique d’accompagnement, la musique d’Éric Champagne se veut comme un arrêt sur image tout au long de la pièce; un moment qui invite à l’introspection et aux rêveries, et qui vient donner un nouveau souffle aux mots de Saint-Exupéry livrés par les comédiens.

Un conte intemporel

L’histoire du Petit Prince en est une qui résonne bien différemment de l’enfance à l’âge adulte, et encore davantage en cette période étrange marquée par la pandémie. On le sent dans l’approche choisie par Sophie Cadieux, qui consiste à embrasser la noirceur et à se laisser surprendre par les petits éclats de lumière qui peuvent en jaillir. Ce qui touche le plus Éric Champagne du conte: l’idée de l’apprivoisement. Apprivoiser les gens autant que les situations nouvelles est quelque chose qui prend du temps et qui ne peut se faire dans l’instantanéité. Le compositeur souligne que le livre l’a forcé à revoir le monde avec ses yeux d’enfant. Yannick Nézet-Séguin, de son côté, souhaite que le spectacle serve de message d’avertissement; un rappel qu’il ne faut pas laisser l’émerveillement nous échapper et disparaître de nos vies.

En fin de compte, on peut dire que c’est mission accomplie. La mise en scène de Sophie Cadieux, la musique d’Éric Champagne, les mots de l’œuvre de Saint-Exupéry, le jeu des acteurs et l’interprétation de l’Orchestre métropolitain offrent un voyage inoubliable qui donne envie d’admirer, le cœur léger, les étoiles rieuses illuminant la nuit.

D’autres captations du TNM

Si ce spectacle vous enchante, sachez que le Théâtre du Nouveau Monde propose plusieurs captations de ses plus récents spectacles, à découvrir sur son site web. Par exemple, vous pouvez y voir jusqu’au 17 décembre 2020 la webdiffusion de L’avalée des avalées, de Réjean Ducharme.

Notez également que la captation du Petit Prince diffusée le vendredi 4 décembre 2020 à 21 h 30 sur les ondes Télé-Québec sera disponible à la télé ainsi qu’en direct puis en rattrapage sur le web.