La Fabrique Culturelle

«Avant»: le Concours de l’Interlettre 2020

Les Correspondances d'Eastman

Cinq lettres sur le thème de l’«avant». Une plongée furtive dans cinq histoires dont nous nous serions imprégnés encore davantage. Les cinq courtes missives que vous trouverez ci-dessous sont toutes gagnantes ex æquo du Concours de l’Interlettre des Correspondances d’Eastman. Félicitations aux lauréates et au lauréat!

Leurs textes ont été sélectionnés parmi ceux de 13 finalistes par le jury. Celui-ci était composé de l’autrice Arlette Cousture, du peintre et auteur Marc Séguin, de l’autrice Véronique Grenier ainsi que de Myriam Leblond, pour La Fabrique culturelle, qui remet le Grand prix de 500 $ à un participant ou une participante. 

En 500 mots maximum — c’était la directive —, les autrices et l’auteur à la plume agile ont su faire fuser les images et se déployer les destins. Chaque récit touche sa cible et l’infuse doucement. 

Le Concours de l’Interlettre a lieu chaque année et est ouvert à tous et à toutes. Le thème a été dévoilé en mai dernier  

On n’en dit pas plus; à vous de plonger. Bonne lecture! 

Danielle Descheneaux — GAGNANTE du Grand prix de La Fabrique culturelle
(500 $)


Lettre à Claudette Lefever
Au-delà des frontières du réel

Ma très chère sœur,

Je réapprends à vivre sans toi. Ton départ a laissé un vide abyssal. Je t’écris pour tenter de te retrouver, me retrouver, peut-être nous rejoindre d’une quelconque façon.

«Elle veut te parler. Ça va vite, viens sans tarder…» Si j’avais su, je serais partie immédiatement. Mais j’étais tétanisée. La voiture n’a pris la route qu’au petit matin. Les huit heures qui me séparaient de ton Nursing Home ont été ponctuées de larmes toujours plus conscientes que tu allais mourir. J’avais aussi peur que hâte d’arriver et j’avais raison.

Tu étais déjà morte à mon arrivée. Depuis une minuscule petite heure. Je n’ai pu te voir, ton corps avait déjà été déplacé. Je ne te reverrai jamais. Je n’entendrai pas ce que tu voulais me dire.

Depuis l’étreinte de nos racines les plus profondes jusqu’au souffle libre de nos intuitions, l’amour que nous avons vécu a été si singulier.

Je repense aux correspondances de mon adolescence alors que ma relation désastreuse avec notre mère culminait dans la dépression. Tu trouvais les mots pour me remettre sur les rails. Je serais morte sans toi. Puis il y a eu de ton côté ce long épisode où les chaînes de ton mariage t’ont presque étouffée. J’attendais ton retour auprès de nous. Mais tu étais de celles qui ne regardent pas en arrière. Tout le contraire de moi.

Je pense aussi aux jours meilleurs qui, plus tard, ont marché dans nos pas et nous ont rapprochées sur une fréquence difficile à décrire. Ces perles de temps ont eu le pouvoir d’effacer l’effet de l’éloignement. Des rêves pudiques d’avenir ensemble sont nés.

Nous étions pourtant comme blanc et noir. Je t’admirais pour tout ce que je n’étais pas et toi de même. Nous avions les mêmes talents, les mêmes valeurs, mais des visions du monde diamétralement opposées. Combien de fois avons-nous refait le monde ensemble, toi à droite et moi à gauche, sans jamais nous rejoindre au centre, mettant toujours avec affection un terme à nos discussions et nos épîtres?

C’est fini pour nous deux, mais autour, les gens continuent d’appréhender le monde, en termes d’avant et d’après-COVID. Est-ce que tout va changer ou pas du tout? C’était mieux avant ou ce sera mieux après? Tu aurais dit avant et moi le contraire. Mais ça, c’était avant. Avant qu’un écran noir ne voile définitivement les scènes de vie avec toi.

Avant, il y avait toi. Un avant est inéluctablement condamné à mourir, n’est-ce pas? Je pourrai peut-être m’y résigner de cette façon, par la conscience. La perte de l’insouciance, drame et cadeau d’une conscience de la réalité… Adieu, sentiment d’éternité ouaté qui nous berçait d’illusions.

Adieu, mon immense sœur, ma meilleure amie. Les yeux fermés, mon visage peut sourire: je te vois joyeuse, en éclats de rires. S’il existe un fil conducteur entre les morts et les vivants, je compte sur toi pour rétablir la connexion. Je t’aime.

Ta petite sœur

Sabrina Asselin

Chère Nana,

Je t’écris au présent pour accepter mon passé. Je ressens un vide dans mon ventre quand je pense à toi, toi qui n’es plus moi ou plutôt moi qui ne suis plus toi. Le masque ne tient plus, le miroir ne reflète plus tes traits dissimulés sous les miens. J’ai changé. J’ai vieilli. Je vieillis.

Chaque jour, je m’éloigne un peu plus de ta douceur, de ta naïveté, de ton bonheur. Le mien n’est plus animé par ton rire d’enfant, celui que tu donnais si facilement. Tu me manques. Chaque événement devenait une aventure et chaque étranger un ami potentiel. Mais les choses ont changé. Je ne ris plus autant et les regards étrangers me font plus peur que sourire. Tes rêves sont mes regrets et ton présent mes souvenirs. Tu me manques tellement.

Quand mes yeux rencontrent les tiens, je dois me détourner. Je sais que je ne peux plus te retrouver. Ça fait mal de devoir oublier une partie de soi, de l’enterrer plus profond encore. Tu savais qui tu voulais devenir alors que je cherche encore qui je suis. Je ne suis ni médecin, ni mannequin, ni autrice. Je suis une enfant devenue adulte malgré elle. C’est à moi de te rassurer, mais je t’implore de le faire. J’ai peur de vieillir, alors je m’accroche à toi. Je donnerais tout pour que tu me dises, avec ta petite voix, que ça va bien aller.

Je suis immobile depuis que je t’ai quittée. Mais je ne t’ai pas vraiment quittée; je ne suis pas partie, puisqu’on m’a arraché de toi. On m’a désencastrée de ton corps quand on m’a dit de grandir un peu, quand on m’a dit que pleurer c’était pour les bébés, quand on m’a dit de m’épiler, quand on m’a montré des choses que je ne voulais pas voir, quand on m’a regardée comme une femme. J’ai essayé de ne pas m’éloigner, je te chercherais tout le temps, je pensais pouvoir te retrouver, mais je sais maintenant que c’est impossible. Mon corps crie ce que ma tête essaie de taire, l’illusion de t’avoir encore avec moi ne dupe personne. Je change, je vieillis.

Tu ne me connais pas, pourtant tes souvenirs me font autant de bien que de mal.

Je t’écris pour enfin m’accepter sans toi.

Merci pour toutes ces années.

Nana

Julien-Pier Boisvert

Jeanne,

Je suis allée sur Instagram à matin. J’aurais pas dû. Mon psy et toi, vous me l’aviez dit. Slaque les réseaux sociaux, sacrament. Ben, mon psy a pas sacré, mais toi oui. T’es cute quand tu sacres. Comme un golden qui essaie d’avoir l’air méchant.

Première photo, c’était qui? Estelle. J’étais certaine de l’avoir unfollow. Maudit qu’elle est lourde. Elle avait fait un autre pain. J’ai vérifié, c’était son troisième en trois jours.

TROIS. FUCKING. PAINS.

Qui est-ce qui a besoin de faire autant de pain? Sûrement pas elle, en plus, elle fait la diète keto. Pis à voir les abdominaux de son chum, je suis pas mal certaine que lui non plus mange pas de pain. Ça, pis il a pas beaucoup de chemises, parce qu’il est tout le temps en chest dans ses stories. Insignifiant.

Je peux pas croire qu’il l’a invitée à son chalet. Ça faisait même pas, quoi, deux mois qu’ils sortaient ensemble? Pourquoi moi, j’ai pas rencontré une sugar mommy à l’épicerie, hein? No offense, J, je t’aurais incluse dans notre triade.

J’ai demandé à Serge si je pouvais prendre trois jours pour aller faire du pain pis il a ri dans ma face en me disant de retourner empiler de la bouffe. On est short staffed, qu’il a dit; c’est pour ça qu’on vous paye deux piastres de plus, qu’il a dit; comptez-vous chanceux, qu’il a dit.

Pour vrai, quand il est parti, j’ai checké ses mains pis ses pieds pour voir s’il y avait pas des trous, parce qu’on aurait dit Jésus-Christ tellement il se pensait bon de sa réponse. Faut que je rentre à six heures le matin pour empiler du papier cul que les madames s’arrachent, parce que la pire affaire qui pourrait leur arriver, ça serait de pas pouvoir se torcher, on dirait. À six heures et demie, il reste plus rien.

L’enfer.

Estelle m’a envoyé un DM. C’était un vidéo de François Legault qui nous appelle des héros. Fuck off, François.

Tout ce que je veux, Jeanne, c’est que le monde arrête de me regarder comme si j’étais un soldat au front, avec leur face condescendante. Pis leur merci du fond du cœur pas sincère pour cinq cennes.

Madame, je stocke du Chef Boyardee en espérant que le bonhomme qui tousse dans la cinq ait un chat dans la gorge pis pas la COVID. Je suis terrifiée la moitié du temps pis je suis pas assez payée pour le risque que je prends. Moi aussi, je crisserais mon camp si je pouvais. Mais je peux pas. J’ai un appart pis un psy à payer.

Les gens me regardent pis il me gossent. Arrêtez de me regarder. Vous me regardiez pas, avant. J’étais personne. C’est pour ça que je travaille au Provigo. Si je voulais être quelqu’un, je ferais du pain sur Instagram.

Écris-moi vite, tu me manques.

Justine

P.-S: J’ai deleté Insta pis j’ai acheté douze timbres au bureau de poste.

Geneviève Côté


Alex, très cher,

Merci pour ta dernière missive depuis les Îles. Ton message fut une bouée de joie au milieu des remous de cet étrange printemps.

Avec l’actuelle canicule, j’envie ton été dans la contrée du vent et du sable. En contraste, ma brise provient d’un ventilateur récemment livré et mon sable, des fines saletés de Saint-Laurent. Si mon paysage est urbain, mon cœur est pourtant dans un hameau avec toi. Y pensant, un sourire gamin habille mon visage.

Quoi de neuf, tu me demandes.

J’ai de neuf d’avoir rompu avec Paule.

J’ai rompu parce que, lorsque le confinement s’imposa soudainement sur le mois de mars, ce ne fut pas l’idée d’être isolée qui me préoccupa. Ce fut celle de me confondre avec l’identité de la copine une journée de plus.

J’ai rompu parce que, dans le jeu de l’amoureuse, je me perdais en cherchant à plaire. Fractionnée, je ne savais plus me connaître.  J’en vins à ne plus exister. Mon inepte conditionnement me retenait et m’échappait à la fois, tel un geôlier obscur opérant depuis un angle estompé de mon esprit.

J’ai rompu parce que je n’en pus plus de me distordre l’affection tout aussi étrangement qu’un arbre qui s’abreuverait par les feuilles plutôt que par les racines.

J’ai rompu pour m’extirper de mon attachement au temps manquant. Celui qui n’est pas là, qui ne l’a jamais été.

Avec la pandémie, ce ne fut pas une fièvre que j’eus, mais une gifle de conscience. Le choc bourdonne encore dans les cellules de mon corps: «Plus tard n’existe pas comme tu l’imagines! Allume!»

J’ai rompu avec le plus tard. Est resté avec moi le maintenant.

Un premier délicieux silence s’est déposé dans mon quotidien. On a entendu les criquets dans mon agenda.

J’ai pris le temps de me regarder le comportement, de trouver comment boire par mes racines. Et j’ai vu.

Je peux m’avouer mon propre piège, enfin: depuis toujours, je me dérobe à moi-même en étouffant le présent par le bruit des autres.

Quelque part en avril, donc, semi-cloîtrée, avec juste un moi, avec juste un maintenant, j’ai cessé de remettre mes élans entre les mains d’un moment qui ne peut rien pour moi. Vivant dans le même temps qu’elles, je peux dorénavant embrasser mes aspirations. C’est donc ça, la liberté?

Quoi de neuf, tu me demandes.

Depuis l’époque des camps de vacances, tu sais combien je me suis toujours battue. Tu m’as vue dans tous mes états. Soudain, j’abandonne la guerre. Je renonce à me tailler vainement une place dans ce monde, afin de commencer à me tailler un monde, à la place. À partir de mes rêves, de mes envies.

Ça. Ça, c’est neuf pour moi.

Et toi, mon ami? Tu es parti pour mettre la ville en sourdine dans ta vie. Pour rencontrer tes racines aussi.

Une année, tu disais.

Alors?

Reviendras-tu avec l’automne?

Sophie

 

Marie-Claude Hansenne


Ma Lou,

Même ancienne de plusieurs années, ma blessure à la tempe me provoque douleur et élancement au cerveau, ce qui, heureusement ne m’empêche pas d’écrire mes poèmes dont tu demeures, mon amour, l’inspiratrice. Cependant, plus que la trépanation, c’est la pandémie qui m’éloigne de toi; c’est elle qui m’empêche de te tenir dans mes bras, de souffler dans ton cou ces mèches folles qui bouclent si joliment, de plonger dans tes yeux gris comme en mer du Nord à la recherche de crevettes et de moules que je dégusterais voluptueusement sur ta jolie bouche rouge, pulpeuse, aussi tendre que celle d’un enfançon.

Moi qui, avant tout cela, ai tant combattu, je suis tombé au champ d’honneur de la maladie, fauché par un virus qui me gruge les poumons tels des termites voraces avant leur bal nuptial. À l’hôpital, nos lits sont alignés côté à côte comme des escadrons de la mort. Jour et nuit, mes tympans résonnent aux sons sourds des toux, aux violons grinçants des plaintes, aux forges des souffles entravés par des plèvres infectées. Les infirmiers sont impuissants. Ils ont peur que nous les contaminions. Ils ne nous approchent que masqués comme des bandits calabrais, mais, au lieu de nous détrousser, ils nous prodiguent quelques soins qui, je le crains, ne sauveront pas nos vies.

Ma Lou, toi seule arrives encore à me faire rêver dans cet enfer de fièvre et de crachats qui nous consument. Que l’étoupe de la vie est courte et fragile. Sur les belles promenades de Nice, te souviens-tu, chère âme, nous courions main dans la main, loin de Toutou, ton amant, voler des caresses et des baisers. Sur un banc, ma main impatiente et aventureuse se glissait dans l’échancrure de ton corsage à la recherche d’un sein volage, d’un téton espiègle qui, sous mes doigts, te faisait languir d’étreintes plus intimes et plus longues. Nous nous sommes aimés dans les petites rues de Menton, autour de l’église assise sur son piton rocheux, scrutant la mer avec aux pieds les tombes baroques des jeunes tuberculeux russes tombés dans la fleur de l’âge. Dans ces ombrages, je t’ai à demi déshabillée pour que mes yeux se réjouissent de ce que mes mains avaient déjà découvert, le… paradis. Sein gauche si rose et si insolent je t’aime; Sein droit si tendrement rosé je t’aime; […] Ô petit Lou je t’aime je t’aime je t’aime. Ainsi va mon ode en remerciement de ta grâce et de ta beauté pendant que, de la mousse sanguinolente aux lèvres, je me meurs en pensant à toi.

Ton Guillaume (Apollinaire)

Poème à Lou

Mort de la grippe espagnole en 1919.