Le barrage Daniel-Johnson et la centrale Manic-5 auront bientôt 50 ans. De 1959 à son inauguration en 1968, des milliers d’hommes et quelques femmes y ont œuvré. En plus d’un ambitieux chantier hydroélectrique, ce grand projet était aussi un surprenant milieu de vie, fourmilière éphémère dont presque aucune trace ne subsiste. Monter au chantier à Manic-5, au-delà du travail, c’était aussi se joindre à une communauté bien organisée, solidaire et qui ne dort jamais.
Ce géant de béton qui s’érige durant une seconde phase de nationalisation de l’hydroélectricité fera connaître Hydro-Québec et le savoir-faire canadien français à l’international, s’inscrira dans la culture populaire et conséquemment, deviendra un symbole de la Révolution tranquille. La nouvelle exposition « Manic-5, une histoire envoûtante », au Centre d’interprétation du barrage Daniel-Johnson et de la centrale Manic-5 ravive la fierté qu’a pu susciter le colosse en marche.
Pour ceux qui aiment les repères historiques, l’aménagement de Manic-5 commence réellement il y a 214 millions d’années, lorsqu’un astéroïde percute la Côte-Nord (la notion géopolitique est encore floue à l’époque et on parle plutôt de Pangée…) et laisse une cicatrice souvenir dans la géomorphologie du territoire, un astroblème, qui a le chic de modeler dans le roc les paramètres qui permettraient, à l’automne 1959, de lancer les travaux pour harnacher tout le potentiel de la Rivière Manicouagan. Pour boucler la boucle, c’est l’inondation du réservoir Manicouagan qui révèlera le cratère d’impact, qui n’était jusque-là, que soupçonné par les géologues. Nouveaux venus dans le paysage fabriqué : l’île René-Levasseur et « l’œil du Québec » (le réservoir Manicouagan).
La construction du complexe hydroélectrique Manicouagan-Outardes (Manic-1, Manic-2, Manic-3, Manic-5, Aux Outardes 2, Aux Outardes 3, Aux Outardes 4) s’est échelonnée de 1959 à 1978. Le plus grand de ses barrages est celui de Manic-5, conçu par la firme d’ingénierie Coyne & Bélier. Encore aujourd’hui, Manic-5 détient le record du plus grand barrage à voûtes multiples et à contreforts du monde.
Au plus fort du chantier, en 1963, 4 000 employés s’y affairent, dont une minorité de femmes œuvrant dans les bureaux, comme serveuses, téléphonistes ou infirmières. Les dortoirs des femmes étaient supervisés par des matrones, pas d’entraves à la vertu sur le chantier de Manic-5! Mais une romance a tout de même réussi à naître! On raconte que le photographe du chantier s’était amouraché d’une jeune femme qui œuvrait à la cafétéria et qui dit photographie dit chambre noire… C’est une histoire vraie, ils sont d’ailleurs toujours mariés!
On cuisine à la cafétéria plus de 350 douzaines d’œufs par déjeuner. Le village éphémère de Lac-Louise accommode près de 400 familles, principalement celles des cadres. Et à l’hôpital Manicouagan, plus de 400 enfants verront le jour.
Les retombées d’une entreprise d’une telle envergure dépassent de loin le savoir-faire industriel. On pourrait se risquer à dire que pendant que l’imposante rivière Manicouagan fut déviée de sa course, le Québec a quitté la noirceur, entamé une Révolution tranquille et on entendit résonner le slogan « Maîtres chez nous ». Dans l’équipe du tonnerre du gouvernement libéral de Jean Lesage, le ministre des Richesses naturelles, René Lévesque, a fait de la nationalisation de l’électricité son cheval de bataille. Ce grand chantier de la Manicouagan sera aussi celui de la francisation : les contremaîtres devront désormais s’adresser en français à leurs ouvriers et les Canadiens français accèderont aux postes de contremaîtres.
Le barrage Manic-5 serait un exemple parfait du Brutalisme en architecture, par son design massif et géométrique, la répétition de ses formes et le béton sans recouvrement de sa structure. Ce courant architectural est issu du modernisme. On devrait à Le Corbusier qui en fut la figure de proue, la racine du terme « brutalisme », lui qui parlait de « béton brut » pour désigner le matériau et son traitement technique. Les lignes des bâtiments développés par l’architecte Mies van der Rohe auraient aussi initié ce mouvement qui fut à l’avant-plan entre les années 1950 et 1970. Et la création du néologisme est attribuée aux architectes anglais Alison et Peter Smithson.
Le brutalisme dans le patrimoine bâti du Québec
À VOIR : l’excellent documentaire Ordinaire ou Super – Regards sur Mies van der Rohe, du cinéaste québécois Joseph Hillel.
À LIRE : l’ouvrage The New Brutalism du critique Reyner Banham, qui a généralisé l’emploi du terme en qualifiant ainsi l’avènement de ce courant architectural et ses codes.
À CONSULTER : L’ article d’Elvire Emptaz dans le Nouvel Obs, « Architecture : le brutalisme des années 60 fait son grand retour », qui remarque, au présent, un second souffle du brutalisme dont l’influence va bien au-delà de la sphère architecturale.
Les compétitions sportives s’inscrivent dans les activités de loisirs des travailleurs des chantiers éloignés. Elles visent à compenser l’éloignement et l’absence des familles des travailleurs. – Archives d’Hydro-Québec
Ce grand chantier est aussi fertile en histoires pour les créateurs et plusieurs le visiteront. Félix Leclerc montera voir l’avancement du chantier et même Hergé, mais il n’aura malheureusement pas pu réaliser son projet annoncé de « Tintin à la Manic ». Et de toutes les œuvres qui se sont abreuvées du symbole, qui ne connaît pas le célèbre poème de Georges Dor, La Manic? L’anecdote derrière cette grande chanson, c’est qu’il l’a écrite en s’inspirant plutôt du barrage de Bersimis, pour lequel il avait œuvré étant jeune
Près de cinquante ans après l’inauguration du barrage Daniel-Johnson et de la centrale Manic-5, une toute nouvelle exposition présentant la vie sur le chantier est offerte au public. Une équipe dévouée a épluché durant les quatre dernières années toutes les archives documentant le chantier et a minutieusement sélectionné des artéfacts en vue de l’exposition Manic-5, une histoire envoûtante. Des dizaines de milliers de photographies, des kilomètres de pellicule filmique, des rapports d’avancement du chantier envoyés aux surintendants de Montréal, tout a été analysé et il en découle quatre grands chapitres thématiques qui permettent de saisir l’ampleur de la construction et l’importance symbolique qu’a revêtu cette grande entreprise hydroélectrique. En compagnie de la muséologue Sylvie Laneuville, nous entrons dans les coulisses de cette exposition.
http://www.hydroquebec.com/visitez/cote_nord/manic-5.html
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Rédaction du dossier : Virginie Lamontagne, La Fabrique culturelle sur la Côte-Nord