La Fabrique Culturelle

La BD jeunesse, en pleine ébullition au Québec

Depuis une quinzaine d’années, la production en bande dessinée (BD) jeunesse au Québec a véritablement explosé, ni plus ni moins. Portées par le succès public de séries comme L’agent Jean, les maisons d’édition ont multiplié les projets, ouvrant la porte à de nombreux talents et tout autant d’albums. Regard sur quelques titres ainsi que sur des séries marquantes qui ont trouvé leur place sur les rayons ces trois dernières années, pour le plus grand plaisir des jeunes (et de leurs parents!).

Les séries phares

La BD jeunesse a, sans contredit, sa tête d’affiche: Alex A. Année après année — et depuis un bon bout de temps, déjà —, ses ouvrages trônent au sommet des palmarès des ventes avec la série L’agent Jean (Presses Aventure) et ses dérivés; pensons ici à sa série Les expériences de Mini-Jean. Au Québec, ce sont ses albums que les jeunes (et les familles au grand complet!) s’arrachent; plus que les Astérix, même, qu’il devance au compteur. Formé à l’école Safarir, l’auteur a réussi à s’approprier les codes de l’humour déjanté et du trait vif qui a fait les belles années du populaire magazine. Il propose des planches dynamiques et de belles scènes d’action, au fil d’une série qui gagne en complexité. Animé par la volonté d’élargir son univers, Alex A. a également inventé une autre série originale: L’Univers est un Ninja, dans laquelle il met en scène un héros muet (!) qui traverse — un peu dans l’esprit d’un jeu vidéo — un monde où chaque région est ancrée dans une couleur et une esthétique particulières.

L’agent Jean (Presses Aventure), saison 2, tome 5 — page 127

Évidemment, l’univers d’Alex A. n’est pas le seul à s’être imposé au Québec du côté jeunesse de la bande dessinée. D’autres séries durent et perdurent, pour le plus grand bonheur des jeunes lecteurs et lectrices, trouvant même leur chemin jusqu’au petit écran. C’est le cas des Dragouilles (Michel Quintin), de Karine Gottot et Maxim Cyr. La série, qui en est à 24 tomes au moment d’écrire ces lignes (sans compter les hors-séries et autres), met en scène une petite bande de bêtes cornues et espiègles — une sorte de croisement entre des dragons et des pommes de terre — de même que leurs petites folies. Il y a aussi le Léon d’Annie Groovie (maintenant publié par Presses Aventure), qui, lui, fait sa route depuis 2002 d’un format à l’autre, entre le livre jeunesse, la bande dessinée et ses dérivés. Le style minimaliste mais ô combien expressif du dessin est mis à profit dans de courts récits qui visent à instruire, à faire réfléchir et aussi à faire rire.

Outre ces séries, il est difficile de passer sous silence le travail et la production d’Elise Gravel, qui font le pont entre l’illustration et la bande dessinée jeunesse, entre autres avec ses monstres fort appréciés du jeune lectorat. L’autrice offre également plusieurs albums permettant aux enfants d’apprivoiser des thèmes à caractère social, tels que les stéréotypes de genre (Tu peux, La courte échelle) ou la désinformation (Alerte: culottes meurtrières — fausses nouvelles, désinformation et théories du complot, Scholastic).

Trouver sa place

Au-delà de ces séries phares, l’amateur ou l’amatrice de BD découvrira au Québec une production jeunesse particulièrement féconde. De ce fait, la liste du présent article aurait pu être longue, très longue; ainsi, ce texte se concentrera plutôt sur la production des récentes années (entre 2021 et 2023).

Certains sujets reviennent çà et là dans la production jeunesse en bande dessinée. C’est le cas notamment de la quête d’identité, c’est-à-dire ces récits qui mettent en scène des héros et des héroïnes qui se cherchent, à des âges où l’exploration et la découverte sont à leur paroxysme. Il n’y a qu’à penser à Truffe (La Pastèque), le personnage qui se trouve au cœur d’un lumineux album de Fanny Britt et Isabelle Arsenault, et au frère du héros d’un autre récit jeunesse du duo, Louis parmi les spectres. L’album offre trois courtes histoires, aux prémisses bien distinctes: la formation d’un groupe rock, la découverte de l’amour et le premier grand deuil. Truffé de références musicales et mené par un petit héros charismatique, le récit oscille à l’image de ses histoires, entre joie et mélancolie.

Truffe (La Pastèque)

L’idée de «la place qu’on occupe», il y a aussi Anouk Mahiout et Marjolaine Perreten qui l’ont explorée — de façon littérale! — dans Pauline, une petite place pour moi (Comme des géants). Voilà un album tout en douceur dans lequel nous suivons la petite héroïne, aînée d’une famille de cinq (bientôt six), qui est en quête d’une cachette où elle peut laisser errer son imagination. Ou encore, pensons aussi à Arnold, le genre de super-héros, de Heather Tekavec et Guillaume Perreault (La Pastèque), qui, lui, nous fait découvrir le fils cadet d’une famille au sein de laquelle tout le monde est doté de superpouvoirs… sauf Arnold lui-même. Cela, a priori, parce que l’album nous fait suivre ses pérégrinations et la découverte de son superpouvoir à lui: il est… super gentil! Du côté des Éditions de la Bagnole, Larry Tremblay et Julien Castanié ont publié Marco Bleu, une adaptation en BD jeunesse de la pièce de théâtre du premier, dans laquelle un petit garçon rencontre son double et part avec lui dans l’espace; une visite qui opposera choix et désirs, et qui apportera un éclairage nouveau à son quotidien, le tout dans un dessin entre noir et bleu.

Or les plus vieux comme les plus vieilles ne sont pas en reste non plus! Adaptée de la série de romans du même nom, Mort et déterré (Dupuis), de Jocelyn Boisvert et Pascal Colpron, doit ici être mentionnée. Le début de cette trilogie est on ne peut plus déchirant: un adolescent est poignardé dans un parc. Alors que sa famille compose avec ce deuil éprouvant, il revient d’entre les morts sous la forme d’un zombie. L’ado reprendra contact — parfois difficilement — avec ses proches et enquêtera sur sa propre mort pour tenter de comprendre pourquoi il est revenu.

Apprendre et réfléchir

Cela est souvent rappelé: la bande dessinée se veut un formidable outil de vulgarisation. Ce créneau est aidé, il va sans dire, par le milieu du magazine; pensons ici aux Débrouillards ou à Curium (Bayard). Question de prolonger la durée de vie de la production BD qui trouve une place dans ces pages, plusieurs séries issues des magazines mentionnés précédemment ont connu une extension en format album; c’est le cas des Laborats (Michel Quintin), deux rats de laboratoire imaginés par Richard Vallerand qui se passionnent pour la vulgarisation scientifique, ou encore des Oizofilos (Bayard), une bande d’oiseaux par lesquels Karine Gottot et Matthieu Lampron initient les jeunes aux principes de la philosophie et aux théories qui y sont liées.

Les Laborats (Michel Quintin)

Pour les parents qui souhaitent plutôt transmettre leur amour du cinéma à leurs enfants, il y a aussi la série L’histoire du cinéma en BD (Michel Quintin), de Philippe Lemieux et Garry. En 10 tomes — dont 4 sont publiés au moment d’écrire ces lignes —, elle explique la naissance du cinéma et en présente les balbutiements; initie le lectorat au cinéma muet ainsi qu’à l’œuvre des Charlie Chaplin et Buster Keaton; ou encore s’intéresse aux monstres sacrés du cinéma d’horreur des années 1920-1930.

Incontournable humour

À travers tous ces exemples, une tendance demeure, soit l’idée de faire rire. Et nombreuses sont les séries qui prennent ce défi à bras-le-corps! Il y a notamment Caroline Soucy, qui, avec son Pol Polaire (Glénat), s’attaque aux changements climatiques et aux questions environnementales. Mettant en scène une famille d’ours polaires qui, malgré elle, part à la découverte du monde, l’autrice réussit à faire réfléchir autant que faire rire, aidée par ses personnages bien typés, expressifs et sympathiques.

Pol Polaire (Glénat), tome 1: «Le mystérieux docteur Plastique» — page 19

De son côté, l’autrice Makina s’intéresse (avec l’illustrateur et auteur Freg) de façon particulière à la dynamique de groupe, faisant interagir une bande de gentils monstres dans leur série La bande à Smikee (Petit homme), ou, dans son dernier-né — cette fois avec l’illustrateur et auteur Rig —, Les recrues (Michel Quintin), un groupe d’ados. Un trait net et clair de même que des planches colorées sont au service de dynamiques amicales qui font rire et sourire tout à la fois.

Des enquêtes

Inspiré du genre policier, la BD jeunesse nous plonge aussi dans des enquêtes qui forcent les protagonistes des récits à rencontrer une foule de personnages ou à valider plus d’une hypothèse. Il s’agit, parfois, de partir tout simplement avec la bonne question! Entre autres exemples: pourquoi perdons-nous toujours des chaussettes? Qu’arrive-t-il avec les chaussettes qui se sont égarées? Où se retrouvent-elles? Voilà les questions qu’un duo d’enfants tente de résoudre dans Le tiroir des bas tout seuls, d’Orbie (Les 400 coups). Disons que toutes les hypothèses y passent; de quoi faire sourire autant les jeunes que les moins jeunes!

«Le tiroir des bas tout seuls» (Les 400 coups) — page 36

De son côté, Valérie Boivin invente une odyssée au sein même d’un appartement dans son album Jaja la nuit (Fonfon). Albertine se met, en plein cœur de la nuit, à la recherche de sa sœur Jaja, qui n’est plus dans sa chambre. Dans l’esprit d’Alice au pays des merveilles, elle fera la rencontre d’une belle galerie de personnages loufoques tout au long de sa quête: un président-douanier-directeur, de vieilles dames qui font de l’aérobie, un chat géant… Pour sa part, Cathon nous entraîne dans un univers jardinier avec Mimose et Sam (Comme des géants), une série qui, au fil de ses quatre tomes parus jusqu’à maintenant, s’inspire des réalités de la faune et de la flore de nos jardins pour entraîner ses petits personnages dans des enquêtes solidement (et joliment) menées.

De l’aventure

Les récits d’aventures sont également nombreux à occuper la planète BD québécoise au rayon jeunesse, avec plusieurs récits incontournables au fil d’arrivée. Il n’y a qu’à penser ici à Julien Paré-Sorel et à sa série Aventurosaure (Presses Aventure), dans laquelle nous suivons une bande de jeunes dinosaures qui mènent une grande quête à travers un monde fantastique. Carte à l’appui, les jeunes lecteurs et lectrices suivent le parcours de Rex et de ses camarades dans un récit solide, bien structuré et tout aussi bien dessiné. Djief, lui, emmène — aux côtés du scénariste Stéphane Betbeder — un lectorat un peu plus âgé vers des récits à l’esprit «œuvres à suspense» avec la superbe série Créatures (Dupuis), dans laquelle une bande de jeunes fait face à des esprits anciens inspirés des créatures de Lovecraft, qui ont pris possession de l’âme de leurs parents. De son côté, Sampar s’est donné un petit héros aux grands pouvoirs: Guiby, le superbébé (Michel Quintin), qu’il met en opposition avec les forces de l’ombre depuis 2013.

Facteur de l’espace (La Pastèque), tome 2: «Les pilleurs à moteurs» — page 7

Bref, les univers proposés aux jeunes dans les BD foisonnent d’imagination. Guillaume Perreault leur propose d’ailleurs des balades dans un espace aux tendances absurdes et rigolotes avec les trois tomes du Facteur de l’espace (La Pastèque). Patrick Blanchette, lui, invente un monde où les rêves des êtres humains servent d’énergie aux machines dans son Aube du monde des rêves (Presses Aventure). Quant à Jean-François Laliberté, il s’est associé avec Mathieu Benoit pour proposer un récit chevaleresque initiatique mettant en vedette un ogre (Sire Dodoom, Les Malins), ou encore avec Sacha Lefebvre pour offrir un récit qui adopte de façon intégrale les codes et l’esprit du manga (Les Élus Eljun, Michel Quintin).

Ébullition créative, disions-nous?

 

Crédits
Rédaction: Raymond Poirier
Coordination: Thomas-Louis Côté et Marie-Claude Leclerc
Couverture: Francis Desharnais