La Fabrique Culturelle

Le cinéma d’animation d’auteur québécois

Un constat émerge au Québec: depuis une dizaine d’années, une petite industrie vouée au cinéma d’animation, particulièrement celui qui vise les familles, fait son apparition. Les succès des dernières années confirment l’élan de cette industrie. Pensons entre autres à La guerre des tuques 3D et à sa suite, La course des tuques; à Félix et le trésor de Morgäa; à Toupie et Binou: le film; à La légende du papillon; à Katak, le brave béluga; à Ballerina; à Dounia et la princesse d’Alep… Tous font rayonner les talents d’ici.

Pour de nombreuses personnes, le cinéma d’animation est synonyme de divertissement familial, et il est souvent réduit souvent au québécisme classique de «petits bonshommes». Pourtant, l’animation représente tout un pan du septième art, peut-être même le plus complet d’entre tous. Alors que la prise de vue réelle s’appuie sur la photographie du monde, rappelons qu’en animation, tout est à faire, tout est à créer; ainsi, les seules limites à ce que l’animation peut accomplir sont dictées par l’imaginaire de ses créateurs et ses créatrices.

En étant l’art des tous les arts, l’animation est le moyen d’expression ultime: complexe, riche, parfois difficile à comprendre. C’est la poésie du cinéma. — Theodore Ushev, cinéaste

Puisque l’animation jeunesse se porte à merveille, La Fabrique culturelle et le Festival de cinéma de la ville de Québec ont eu envie, à travers ce court dossier, de mettre en lumière le cinéma d’animation québécois dit «d’auteur». Alors que la bande dessinée romanesque (communément appelée «roman graphique») est devenue acceptée, à la mode même, il est grand temps de mettre en lumière son équivalent animé. Nous vous présentons donc des films d’animation plus personnels, moins connus, mais qui méritent assurément que le public s’y attarde.

 

Physique de la tristesse (2019)

Écrit et réalisé par Theodore Ushev
Adapté du livre de Guéorgui Gospodinov
Durée: 27 minutes
Production: Office national du film (ONF) (Marc Bertrand)

Synopsis: Physique de la tristesse retrace la vie d’un inconnu naviguant à travers ses souvenirs de jeunesse en Bulgarie, lesquels le ramènent à la mélancolie et au déracinement qui plombent son existence d’adulte au Canada.

Image: «Physique de la tristesse» — ONF

Le Montréalais d’origine bulgare Theodore Ushev est sans nul doute l’un des cinéastes d’animation les plus importants de notre époque. Il a réalisé, sur une vingtaine d’années, plusieurs œuvres primées qui ont été saluées partout dans le monde. Il poursuit une tradition d’excellence en animation à laquelle ont notamment contribué Norman McLaren, Frédéric Back, Arthur Lipsett ou Patrick Doyon. On lui doit notamment Drux Flux, Gloria Victoria, Vaysha l’aveugle ou encore Les journaux de Lipsett.

Image: «Physique de la tristesse» — ONF

Possiblement l’apothéose de ses travaux, le mélancolique Physique de la tristesse est aussi singulier qu’universel. Singulier par sa technique, celle de la peinture à l’encaustique — une technique semble-t-il extrêmement difficile à exploiter, car elle requiert d’être aussi rapide que précis —, le film explore les méandres des souvenirs d’un narrateur qui se réfugie dans son imaginaire afin de faire face aux aléas de la vie. Ces souvenirs le forment et le forgent; c’est dans le doute, et non sans y laisser une part de soi, qu’il grandit, mûrit et participe malgré lui à l’état du monde déplorable qu’il observe.

La technique utilisée, donc, loin de ne représenter qu’un défi, illustre les efforts déployés par le protagoniste. Sans douleur, point de beauté. Si le récit s’inscrit avec précision dans le parcours d’un immigrant, reste que tout un chacun s’y retrouvera à travers telle réflexion ou telle image. «Non, je ne me sens pas comme un étranger, nous confie le narrateur. Ici, nous sommes tous des immigrants. Immigrants, ne serait-ce que de notre enfance.» Après ce monument, qui se trouve sur le site web de l’ONF, Ushev est passé à la prise de vue réelle pour son premier long métrage, Phi 1.618. Peu importe où il s’aventurera ensuite, nous le suivrons.

 

Archipel (2021)

Écrit et réalisé par Félix Dufour-Laperrière
Durée: 71 minutes
Production: Embuscade Films

Synopsis: Un territoire physique, imaginaire, langagier, politique. Un pays réel ou rêvé ou quelque chose entre les deux. Un portrait au dessin libre et à la langue précise, qui dit et rêve. Un lieu et ses habitants et habitantes pour dire et rêver un peu du monde et de l’époque.

Image: «Archipel» — Embuscade Films

C’est un fait connu: la notion d’identité québécoise a toujours été au mieux floue, au pire illusoire. À l’heure du nécessaire dialogue avec les premiers peuples — en vue d’une réelle réconciliation —, alors que le projet d’indépendance semble prendre des airs de mirage et qu’aucun autre projet sociétal ne mobilise les gens à large échelle, les réflexions envers notre peuple, envers nos peuples, n’en sont pas moins pertinentes et fascinantes.

Ces pistes de réflexion ne sont que quelques-unes de celles qui sont abordées dans le magnifique long métrage polyphonique Archipel, du cinéaste Félix Dufour-Laperrière. Lancée au prestigieux Festival international du film de Rotterdam, cette proposition singulière sert de compagnon magnifié à son précédent Ville Neuve. «Tu n’existes pas» sont parmi les premiers mots prononcés par l’un des narrateurs. Adressés à sa compagne, peut-être, ou encore à son pays rêvé?

Image: «Archipel» — Embuscade Films

Inclusif, ce précieux essai, qui multiplie les angles et les techniques, accueille également la poésie de Joséphine Bacon, en innu-aimun sans sous-titres français (la traduction en français est affichée au générique). Ce foisonnement de cultures et de racines, reflet de la composition de notre société au 21e siècle, est également illustré à travers les styles d’animations distincts, fruit du travail collectif d’une douzaine de spécialistes de l’animation à qui il a été demandé de conserver leur style propre plutôt que d’imposer une homogénéité graphique. Nous passons d’un endroit à l’autre, nous naviguons d’un thème à une séquence avec légèreté et douceur. Dans le temps, cela évoque un songe éveillé, une réflexion en temps réel.

Image: «Archipel» — Embuscade Films

Il y aurait lieu de dire que ce film nous transporte à travers son territoire comme nous abordons les multiples kiosques d’un marché. Rivières, fleuve, silhouettes, paysages: nous traversons  ce récit plutôt que de le regarder passivement. S’il est possible de définir l’animation comme l’illusion du mouvement, il y aurait presque lieu d’en dire autant du Québec. Quatre cents ans plus tard, en avons-nous trouvé une définition? À défaut d’une réponse définitive, nous avons à tout le moins ce joyau unique pour accompagner nos méditations.

Adam change lentement (2023)

Écrit et réalisé par Joël Vaudreuil
Durée: 94 minutes
Production: Parce Que Films (Olivier Picard et David Pierrat)

Synopsis: Adam est un adolescent de 15 ans qui a l’étrange particularité d’avoir un corps qui se modifie en fonction des moqueries et des commentaires négatifs qu’il subit de son entourage. L’accumulation de ses changements physiques ne fait qu’ajouter une couche de complexité à celles qui sont déjà présentes dans sa vie.

Image: «Adam change lentement» — Parce Que Films

Artiste multidisciplinaire, notamment membre des groupes Avec pas d’casque ou Le diable (comme l’outil), Joël Vaudreuil est également dessinateur, animateur est réalisateur. Petit à petit, il a produit des dizaines d’œuvres, planches, zines et films, toujours dans son univers bien à lui: décomplexé, fascinant, drolatique et résolument québécois.

Image: «Adam change lentement» — Parce Que Films

Privilégiant les couleurs en aplat de même qu’une ligne crayonnée, toujours en mouvement, le style de Vaudreuil célèbre l’imperfection, au point d’en faire sa marque de commerce. L’originalité, le gag, la surprise, en d’autres mots l’idée prend toujours le pas sur la «perfection technique», chose qui n’intéresse vraisemblablement pas le créateur, d’autant plus que ce dernier n’a pas suivi un parcours typique en fréquentant une école des beaux-arts, par exemple.

J’ai appris l’animation en faisant des courts métrages bricolés, pour le plaisir. Puis, tranquillement, le goût du scénario m’est venu. J’avais envie de jouer avec plusieurs niveaux d’émotions; j’ai complexifié mon écriture et j’y ai trouvé une forme qui me satisfait encore plus que je le croyais. — Joël Vaudreuil

Aboutissement de plusieurs années d’exploration, Adam change lentement marque un jalon dans la carrière de l’artiste. Dans ce récit d’émancipation banlieusard qui reprend le même genre d’esprit de bottine que celui de la pièce de théâtre Les voisins (de Claude Meunier et Louis Saia), doublé de cette touche de mélancolie propre aux fictions du cinéaste Stéphane Lafleur ou aux bandes dessinées romanesques de l’auteur de BD américain Nick Drnaso, Adam est un adolescent pas tout à fait confiant, pas tout à fait lui-même, qui développe encore sa propre personnalité.

Voulant à tout prix s’intégrer au «groupe», souhaitant potentiellement se rapprocher d’une jolie fille, Adam laisse les autres le définir. En cela, il est semblable à bon nombre d’ados, flânant à l’âge des mutations où la maladresse de la puberté vient croiser le manque d’expérience de vie. Que celui ou celle qui n’a jamais gaffé lui lance la première insulte!

Image: «Adam change lentement» — Parce Que Films

Le cinéaste aime cette période de nos vies, car il semble qu’elle soit cruciale à notre rapport au monde, nous a-t-il expliqué à l’occasion d’une séance de questions et réponses au Festival du nouveau cinéma de Montréal. Et là où l’utilisation de l’animation justifie le projet et le rend unique, c’est par l’évolution de l’apparence du protagoniste.

Si le voisin le traite de gros, son ventre prend de l’ampleur; si sa grand-mère le surprend dans une mauvaise posture, son dos s’affaisse davantage. Le résultat à l’écran est clair, et nous ne voyons pas comment cela aurait été possible autrement. Autre détail technique judicieux: l’utilisation de cycles d’animation de 3 images (frames), qui donne un résultat toujours en agitation, toujours incertain; l’illustration parfaitement efficace de l’état d’esprit d’Adam. Amusant, touchant et foncièrement cool, ce premier long métrage est, souhaitons-le, annonciateur de plusieurs autres œuvres à venir. Le film prendra l’affiche en 2024.

 

Ce modeste tour d’horizon récent saura, nous l’espérons, vous donner envie de découvrir le cinéma d’animation d’auteur québécois. Il ne représente qu’un infime échantillon de ce qui se fait ici. Les ressources se multiplient et les avenues pour en découvrir explosent; y a-t-il lieu de rappeler que le site web de l’ONF offre à voir — et ce, gratuitement — des milliers de films?

Les curieux et curieuses se donneront également rendez-vous aux prochains Sommets du cinéma d’animation de Montréal, qui auront lieu du 6 au 11 mai 2024 et qui proposent depuis 20 ans déjà de découvrir le milieu de l’animation, tant québécois qu’international. Marco de Blois, directeur artistique de cet événement, est aussi enthousiaste que nous concernant l’émergence de nouvelles animatrices et nouveaux animateurs indépendants. «Cette formidable émergence, qui couvre tous les spectres des techniques des genres et de styles — du court au long métrage —, annonce des jours prometteurs, contribuant à affirmer le savoir-faire québécois autant sur la scène nationale qu’à l’échelle internationale et à le propulser dans l’avenir», dit-il avec enthousiasme. Le futur s’annonce animé!

 

TEXTE
Recherche et rédaction: Paul Landriau
Coordination: Marie-Claude Leclerc
Chef de contenu: Ariane Gratton-Jacob

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Physique de la tristesse — ONF