Les flancs d’Anticosti s’élèvent au cœur du golfe du Saint-Laurent comme une forteresse. Les richesses qu’elle recèle se méritent, n’y accoste pas qui veut, plusieurs ont abîmé leurs navires sur le reef qui la ceinture. La plus grande île du Québec, 7 900 km², plus vaste que l’Île-du-Prince-Édouard, continue d’alimenter le mythe de l’espace sauvage, et pourtant de nombreux industriels en auront tour à tour fabriqué le paysage, exploitant les ressources, manipulant l’écosystème, érigeant des villages. Peut-être que les légendes vivaces autour des pêcheurs venus d’un peu partout dans l’Atlantique Nord, des gardiens de phare ou du Sorcier Gamache chargé de surveiller les vivres prévus pour les naufragés, y sont pour quelque chose.
Anticosti de tous les extrêmes est aujourd’hui un musée au grand vent; des parois calcaires desquelles se détachent des monolithes, sculptures glaciaires monumentales, des cerfs qui surgissent de partout, réminiscence galopante du siècle dernier, le petit village modèle de Port-Menier flanqué au creux de la Baie Ellis, tout d’Anticosti semble surréaliste. Surtout le fait qu’elle soit encore si méconnue. Visite guidée à travers le paysage culturel de l’île.
L’artiste en arts visuels et sculpteure Catherine Arsenault, native de Baie-Comeau a passé une partie de l’été en déplacement de Manicouagan à la Basse-Côte-Nord, en recherche pour son projet Nature Fiction. Son travail s’imprègne de formes organiques à partir desquelles elle imagine de nouveaux systèmes évoquant la nature, pour fabriquer des objets singuliers. En atelier elle juxtapose des matériaux hétéroclites et provoque des associations et des métissages inattendus. Les falaises sédimentaires stratifiées d’Anticosti où s’empilent 425 millions d’années, la flore bonzaï taillée par un cheptel de 200 000 cerfs de Virginie, les vestiges de villages abandonnés où l’on croirait entendre encore la vie se tramer, les anciennes maisons d’ouvriers aux toits pentus bien alignées, le territoire de l’île avait tout pour l’alimenter. Pour la guider dans sa démarche, nous lui avons présenté Danièle Morin, technicienne en aménagement de la faune et guide d’aventure habitant l’île depuis plus de trente ans. Danièle Morin est une encyclopédie vivante.
Depuis qu’elle fut donnée à Louis Jolliet en 1680, l’île d’Anticosti a vu se succéder plusieurs propriétaires. Certainement le plus marquant d’entre eux s’est porté acquéreur de l’île en 1895 et son ambition, tout comme ses moyens, était sans borne. Avec en tête la fantaisie d’en faire son paradis de chasse privé, Henri Émile Anatole Menier, ingénieur et riche héritier de l’empire fondé par son grand-père, la Chocolaterie Menier, façonnera cet eldorado sauvage. Visionnaire et entrepreneur, il fait entrer Anticosti dans une ère de développements industriel et social phénoménale. Anticosti sous Menier est aussi luxuriante que le Xanadu de Citizen Kane et aussi mégalomane que le Jurassic Park de John Parker Hammond.
L’un des gestes que posera Menier et qui aura les plus grandes répercussions sur l’île est bien entendu l’importation de nombreuses espèces animales, le caribou, le bison, le wapiti, l’orignal, le castor, le rat musqué, le lièvre, le renard argenté, souvent sans succès, sauf pour le fameux cerf de Virginie qui s’est adapté au climat et à la nourriture présente sur l’île de manière remarquable. Menier recevra aussi la livraison par bateau de 1 300 arbres fruitiers. Pour l’anecdote, Henri Menier n’aurait mis les pieds sur son île que six fois, jusqu’à sa mort en 1913 et pourtant la Villa qu’il s’y fit construire était loin d’un humble pavillon de chasse! Édifié entre 1900 et 1905 suivant les plans de l’architecte Français Stephen Sauvestre – bras droit de Gustave Eiffel – inspirés de l’architecture norvégienne, ce « château » est éclairé à l’électricité et plusieurs des chambres comprennent une salle de bain! L’exubérance se manifestera partout, pas qu’au château : pour faciliter les parties de pêche avec ses convives sur une des splendides rivières à saumon que compte l’île, Menier avait fait installer une barque Cléopâtre que des chevaux tiraient depuis la berge. Xanadu, disions-nous ?
Pour en savoir plus et tenter de prendre la mesure de l’opulence de la Villa Menier, consultez l’article « Anticosti, une île et son château », de Guy Côté, paru dans la revue Histoire Québec, vol. 15, n° 1, 2009, p. 24-28.
À Anticosti, ce sera donc Georges Martin-Zédé, à qui Menier avait confié la tâche d’évaluer le potentiel de développement de l’île, qui sera nommé directeur général et veillera au grain. Le duo réfléchira tous les aspects de cette nouvelle « principauté » : règlements de l’île, mise en place d’un régime de type féodal, planification du peuplement de l’île etc., un véritable jeu de société, Les colons de Catane version 20e siècle. Il semble que l’isolement d’Anticosti au plus fort de l’hiver ait d’ailleurs tenté ces messieurs de s’affranchir des lois en vigueur au Québec (Menier demandera au Gouvernement du Québec qu’Anticosti redevienne un « territoire non organisé » en 1902). Bien sûr, l’implantation de nouvelles règles n’a pas plu à tous, particulièrement aux populations vivant déjà sur l’île, à l’Anse-aux-Fraises par exemple, à qui deux options s’offraient, se rallier en travaillant pour le grand patron ou quitter l’île, de gré ou de force, comme dans le cas des « squatters » de Fox Bay qui seront évincés. Mais pour qui accepte le jeu, la vie proposée aux habitants d’Anticosti est très confortable.
Dans la plus pure tradition du capitalisme social des villages ouvriers, comme l’avait fait avant lui son grand-père avec la commune de Noisel, desservant l’usine Menier en France, le village de Baie-Sainte-Claire sera créé de toutes pièces dès 1896. Une soixantaine de maisons s’y bâtiront et s’y déploieront tous les services essentiels à l’établissement d’une population stable, à l’emploi de Menier. Coquetterie à souligner, toutes les maisons sont peintes en vert olive et leurs détails et arrêtes en brun-rouge, en rime plastique avec les couleurs de l’emballage des chocolats Menier! Puis d’un bout à l’autre de l’île seront implantées les infrastructures nécessaires à l’exploitation de plusieurs ressources – voies ferrées, route trans-anticostienne, scierie, conserverie de homard, parcs d’élevage, jardins maraîchers, fours à chaux, pour ne nommer que celles-là. Menier ne lésinera sur aucune dépense. À l’extrémité du village se trouve la ferme Ste-Claire et ses écuries, granges, porcherie, poulailler. Une voie téléphonique relie entre eux les principaux établissements, le phare de la Pointe Ouest, l’Anse-aux-Fraises, la baie Gamache et la scierie du Makasti. Anticosti est perçue par plusieurs à cette époque comme le domaine le plus intéressant de toute l’Amérique du Nord, tant d’un point de vue économique que social.
Extrait d’une lettre qu’adressa Monseigneur Charles Guay, curé d’Anticosti (protonotaire apostolique pour être plus précis), à l’honorable juge Marc-Aurèle Plamondon, pour lui faire rapport de ses observations :
« Depuis que M. Menier a commencé l’exploitation de son île, tout se fait avec une méthode raisonnée et intelligente. On fait des expérimentations sur différents points de l’île, on étudie et vérifie la nature et la qualité du sol, et lorsqu’on a constaté que la terre pourra produire d’excellents résultats, on commence’ les défrichements. C’est ainsi qu’on a fait des défrichements considérables à la baie Ste-Claire, puis tracé des rues droites et larges qui ont été depuis macadamisées et bordées d’élégantes maisons, au nombre d’une soixantaine environ, toutes peintes de couleur vert olive et portant toit rouge à demi-croupe, ‘édifiées à une certaine distance de la voie publique, avec un espace de cent pieds entre elles, afin d’éviter une conflagration générale en cas d’incendie. Ce village qui ne fait que de commencer présente un très joli coup d’œil et un aspect des plus riants. Plusieurs de nos conseillers municipaux devraient faire le voyage à Anticosti. Ils apprendraient là comment se construit un village, et passeraient ensuite dans leurs municipalités respectives des règlements pour obliger les gens à bâtir avec plus de goût et de symétrie. Cela ne coûte pas plus cher d’élever une maison à 20 pieds de la rue, que de la construire pour que le trottoir serve de perron. Je comprends que dans les villes où les terrains sont très dispendieux, il faille construire sur la rue, mais dans nos campagnes où ils sont d’un prix modique, on pourrait bâtir avec plus de goût et ne pas laisser la construction aux caprices de chaque individu. »
Pour consulter l’ouvrage épistolaire numérisé « Lettres sur l’île d’Anticosti à l’Honorable Marc-Aurèle Plamondon, juge de la Cour Supérieure, en retraite à Artabaskaville, par Monseigneur Charles Guay, Protonotaire Apostolique (ad instar Participantium) »
Pour en savoir plus: Consultez ce grand dossier réalisé par la Bibliothèque nationale de France, portant sur l’architecture de l’usine et de la cité ouvrière de la Chocolaterie Menier.
Toujours à l’ère Menier, un autre personnage étonnant et rassembleur qui aura foulé le sol d’Anticosti est Monsieur Lucien-Oscar Comettant. Il sera de 1895 à 1903 sous-directeur (ou gouverneur) de l’île, après sa nomination par Martin-Zédé. Aux dires de plusieurs, Comettant fera éclore une vraie démocratie dans le village de Baie-Sainte-Claire, cherchant à aplanir les disparités de classes sociales. Mais ce qui est remarquable, c’est son implication dans la vie culturelle de l’île! Il formera notamment une fanfare et un orphéon, ensembles pour lesquels il composera aussi de la musique, 77 œuvres plus exactement! Pour rendre hommage à son arrière-grand-père Comettant, Monsieur Paul Laurin a entrepris de mettre en musique les œuvres de son répertoire, épaulé par Andrew Lloyd Taylor, multi-instrumentiste et arrangeur musical. Les pièces n’ont pas encore été interprétées par un orchestre, peut-être faudrait-il lancer le défi à l’Orchestre symphonique de la Côte-Nord?
Pour en savoir plus sur Monsieur Comettant et son vaste héritage, ce site web est très bien renseigné par un descendant Comettant, monsieur Paul Laurin.
À l’automne, l’île d’Anticosti se remplit de chasseurs. Au restaurant de l’auberge de Port-Menier, ils se gonflent l’instinct de prédation en se relançant sur leurs meilleures histoires. Dans le village, c’est la parade de mode des plus beaux atours camo, à la veille de la saison des amours. Mais loin des concours de panache, il y a aussi pour certains, et ce n’est pas paradoxal, un profond respect de la nature et des animaux. Alex, Florent, Béatrice et France sont passionnés de chasse et de trappe, mais surtout fascinés par les comportements et l’intelligence toujours renouvelée des animaux qui les entourent.
France Garant s’est installée sur l’île d’Anticosti avec son mari il y a dix ans. Elle est artisane, tanneuse et trappeuse. Elle aime bien les attraits de la ville, un jour ou deux…
Une île gigantesque, 216 habitants au dernier recensement, une radio communautaire, média de proximité… À Port-Menier, c’est Sébastien DeNobile, au micro et aux platines, qui fait la trame sonore des semaines de travail des anticostiens.
Servez-vous du curseur dans le coin supérieur gauche de l’image pour vous déplacer dans l’espace 360 degrés (navigateurs Chrome, Firefox ou la version récente d’Explorer -Edge):
Quelques ouvrages sur Anticosti
Quelques documentaires et reportages
Quelques lectures, Sites Web et blogs
Quelques fictions inspirées de l’île
Remerciements
Merci infiniment Guy Côté pour votre support à la recherche et la validation du contenu historique, le partage de vos trouvailles, votre générosité et la transmission de votre grande passion pour Anticosti et l’histoire de la Côte-Nord!
Grand merci Aimée Benoist-Chénier pour tes conseils et ton accueil.
Grand merci Danièle Morin, femme de savoir et de passion, de nous avoir guidés à travers des millions d’années d’histoire.
Merci France Garant de nous avoir ouvert la porte de votre atelier et Merci Sébastien DeNobile de nous avoir ouvert la porte de votre studio!
Merci Claudette Trépanier et Paul Laurin pour le prêt gracieux de vos archives photographiques familiales, des trésors!
Merci Gaétan dit Alex, Florent, Béatrice et Stefan pour la passionnante discussion sur la chasse.
Et bien entendu, merci Catherine Arsenault, cœur battant du projet!