La Fabrique Culturelle

«L’état de grâce», un texte de Sylvie Drapeau

Revue «Relations»

Ce texte, présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP), est paru dans le numéro du 80e anniversaire de la revue Relations («En quoi croyons-nous?», automne 2021), qui porte sur notre rapport à la transcendance et à la croyance.

Que l’on soit artiste ou spectateur, les quêtes de transcendance qui nous animent peuvent s’incarner dans l’expérience du sublime et du sacré portée par l’art. Entre angoisses et doux vertiges, ce processus nous révèle à nous-mêmes et nous lie aux autres, dans le partage.

Un texte de Sylvie Drapeau

L’auteure, comédienne et romancière, a publié la tétralogie Le fleuve (2015), Le ciel (2017), L’enfer (2018) et La terre (2019) aux éditions Leméac.


Soir de première. Dix-neuf heures cinquante. Je quitte la loge comme on part en guerre. Je traverse la scène derrière le rideau fermé et me dirige en ligne droite vers la coulisse. Je vais rejoindre mon ami Samuel, qui est déjà prêt pour son entrée en scène. C’est lui qui interprétera le rôle de mon père dans la pièce. Il s’agit d’un soir de première un peu particulier. Nous nous serrons très fort dans les bras l’un de l’autre, comme s’il était possible que nous n’en sortions pas vivants; puis, après avoir échangé un fervent «merde!», nous nous séparons, chacun dans son couloir, un rideau de velours noir entre nous. Le retour à la solitude amplifie la rumeur de la salle. Nous sommes fébriles, vulnérables à la limite du supportable, comme si nous subissions une torture. Ça a toujours été comme ça. À ce moment, il me semble que faire le métier de comédienne n’a aucun sens. Qui voudrait se mettre dans de pareils états, à moins d’être masochiste? Je me demande même ce que je fais là, comme s’il y avait erreur sur la personne. Le trac est un animal féroce et c’est l’ego qui le tient en laisse, qui le contrôle. C’est lui qui dit que je n’y arriverai pas, que c’est trop grand pour moi, que je ne suis pas à la hauteur du privilège tant convoité de passer du temps dans la lumière. Étrange faveur, d’ailleurs, qui vous laisse presque pour morte dans ces quelques minutes avant le lever du rideau.

Assise dans la coulisse, je me concentre sur ma respiration dans le but de faire taire mon mental déchaîné, puis j’aperçois le faisceau d’une lampe de poche, de l’autre côté de la scène, qui s’arrête au centre de l’espace sur un X marqué au sol. Ça y est! Nous y sommes, le voilà: le «cinq minutes» que je désirais et que j’appréhendais à la fois! Je me lève et marche vers le halo. En posant la pointe de mon pied sur le X, je m’immobilise et serre trop fort la main du technicien qui me murmure gentiment: «merde!». Il éteint la lampe et s’éloigne. Je reste seule dans le noir tout le temps que dure l’interminable cinq minutes, qui se prolongera s’il y a des retardataires. J’entends les gens du public qui jasent, qui rient parfois. Ils sont décontractés — les chanceux — et je leur envie cette nonchalance. J’attends derrière le rideau fermé. Mon cœur bat très vite. Je tente de revenir à ma respiration.

Photo: Samuël Côté

Jusque-là, j’avais joué la vie des autres, la vie de personnages plus grands que nature, servant des histoires porteuses de sens, souvent écrites par des génies, par des auteurs qui avaient été traversés par la grâce. Or, je m’apprêtais ce soir-là à jouer l’histoire de ma famille, l’histoire des tragédies qui ont ponctué notre vie; je m’apprêtais à jouer la pièce Fleuve, que j’ai conçue à partir des quatre romans que j’ai écrits et dans lesquels je m’adresse, avec mes simples mots, à nos morts, frères, sœur et mère.

J’étais sur le point de révéler qu’une actrice est «un territoire occupé» et que c’est à partir de ce territoire déjà chargé de blessures que les personnages peuvent s’incarner.

J’allais révéler que la souffrance réelle est la matière première des personnages tragiques, ces souffrants hors norme, ces archétypes qui sont miroirs de nos folies, et que c’est ce que j’avais fait toute ma carrière: leur prêter ma vie. J’allais leur dévoiler que les acteurs ne se cachent pas derrière les personnages, qu’ils se révèlent au contraire à travers eux, se prêtant ainsi au jeu de la catharsis.

À cause du caractère extrêmement personnel de la pièce, le trac me semblait décuplé. N’était-ce pas un peu indécent, toute cette vérité exposée? Je remettais tout en question derrière le rideau fermé. Nous étions à quoi? Trois minutes peut-être avant le début du spectacle?

Je savais pourtant, à tête reposée, qu’écrire sur ma famille c’était écrire sur l’humanité, que des petites filles perdues il y en avait plein la salle tous les soirs, et autant de petits garçons en déroute. N’était-ce pas pour cette raison que j’allais moi-même au théâtre, que j’aimais tant prendre le temps de m’asseoir devant un tableau au musée, que je fermais religieusement les yeux au concert, ou que je tournais avec fébrilité la première page d’un nouveau livre? Ne sommes-nous pas tous en quête d’un partage le plus vrai possible lorsque nous nous tournons vers l’art? Ne sommes-nous pas toutes et tous en quête de sens?

Qu’est-ce donc que le trac? Peut-être la peur de ne pas pouvoir atteindre cet état de grâce tant célébré, tant recherché. Car il me semble que plus ou moins consciemment, nous cherchons une occasion d’éveil, par l’art.

Que je sois actrice ou spectatrice, à mesure que les années passent, j’arrive au théâtre assoiffée de sens plus que de sensation, même si l’un n’empêche pas l’autre. Je crois que nous voulons être révélés à nous-mêmes, de tous bords tous côtés.

À cette part sans forme, intemporelle, éternelle. Rien que ça! Je sais! De là le trac! Les artistes se sentent minuscules face au défi. Je commence à comprendre que notre volonté n’y est pour rien. Nous ne sommes que des passeurs. L’état de grâce exige une disponibilité absolue, au-delà des apparences, même s’il passe par les apparences. Ça tient du paradoxe.

Et si je survis aux palpitations de mon cœur, chaque soir, si je peux encore et encore chercher à communier, à rejoindre, à être cette passeuse, vers ce qui me dépasse, vers ce que j’ignore, dans cette ferveur toujours intacte, c’est parce que je sais qu’il y aura sans cesse des êtres qui se reconnaîtront, pour qui nos brèches exposées permettront la rencontre intime et le pardon ultime.

Être dans la salle ou sur scène c’est du pareil au même, c’est chercher à se rencontrer et c’est dans cette communion qu’advient l’état de grâce.

Ce soir-là, je m’en allais dire au public que «la tragédie des personnages se superpose à celle de la vie ordinaire, qui n’a rien d’ordinaire, si vous voulez mon avis. Choisir d’être actrice, c’était choisir d’entrer dans la lumière, pourtant… Le tragique me traverse, comme le fleuve traverse la terre qui nous a vu naître.» J’allais leur dire: «je suis une arracheuse d’ombre…», j’allais leur dire la vérité.

Transcender la souffrance, la dépasser pour voir, sentir, percevoir ce qu’il y a juste derrière, «à un voile de l’enfer», dans le présent de la représentation, dans cette «verticalité». Je voulais leur parler de ça.

Toujours derrière le rideau, je me dis: «j’entre au théâtre comme j’entrais à l’église, enfant, dans un désir de communion»; je me dis: «il ne faut pas que j’oublie que je ne suis pas là pour avoir du talent». C’est fou tout ce qu’il y a dans un cinq minutes! Une vie.

La lumière baisse tranquillement dans la salle, ça y est: nous y sommes! Et je ne suis pas morte. J’essaierai encore une fois. Le rideau monte tranquillement. Le public fait silence. Nous chercherons ensemble. Je m’en vais à leur rencontre en tout cas. Comme chaque fois, je murmure: «À la grâce de Dieu.» Je reviens à mon souffle et j’entre dans la lumière.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 814 de la revue Relations.

Crédit photo: Photo: Valerian Mazataud

Crédit photo de la une: Jackson David/Unsplash