La Fabrique Culturelle

Une maison au musée

Revue «Continuité»

Ce texte, paru dans le numéro 167 de la revue Continuité, est présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

Un texte de Michael O’Malley

Arthur Villeneuve avait utilisé ses murs comme canevas. Voici comment les restaurateurs ont préservé sa résidence peinte, à admirer tout entière au musée La Pulperie de Chicoutimi.

Barbier de métier, Arthur Villeneuve possède une âme d’artiste. Quand il dépose son rasoir, il crée sculptures et dessins. Mais rien ne prépare ses voisins de Chicoutimi au projet grandiose qui germe dans son esprit en avril 1957. Pendant environ deux ans, le peintre autodidacte fait des murs de sa maison, où il habite avec sa femme Hélène et ses enfants, sa toile de fond. Avec un instinct très sûr, il remplit l’espace de scènes colorées représentant la région saguenéenne, des paysages québécois ou des créatures étranges. Son esprit créateur ne connaît pas de repos. Seuls le cabinet de toilette, sous l’escalier, et deux chambres à coucher sont épargnés de sa ferveur!

Le décès du peintre, en 1990, déclenche une entreprise majeure visant à assurer la préservation de sa célèbre maison. La succession transfère la propriété au domaine public. Projet inédit: pour protéger ce tableau géant en trois dimensions, dont l’extérieur est aussi couvert de murales très fragiles, les autorités décident de le mettre tout entier au musée. En novembre 1994, au terme d’années de négociations, la demeure peinte quitte ses vieilles fondations de la rue Taché, située dans un quartier populaire, afin de parcourir le 1,4 km qui l’amènera à La Pulperie de Chicoutimi, juchée au sommet de la ville.

Le déplacement ainsi que la restauration de cette création exceptionnelle nécessitent une importante collaboration entre les différents ordres de gouvernement ainsi que plusieurs intervenants: architectes, ingénieurs, déménageurs, historiens et restaurateurs d’œuvres d’art. Le Centre de conservation du Québec (CCQ), qui relève du ministère de la Culture et des Communications, participe à cette opération en offrant des services de restauration, de l’expertise et des conseils pour assurer la pérennité de la maison.

Genèse d’une maison-musée

Né en 1910, Arthur Villeneuve était aussi bricoleur et «patenteux» dans ses temps libres. La tradition orale raconte que c’est un sermon sur la parabole des talents, prononcé par le curé paroissial, qui l’amène à se consacrer à l’art. Une vocation qui aurait été encouragée par son fils aîné, Marcel. Ainsi naît le projet de transformer en véritable maison-musée sa modeste résidence au toit à deux versants.

Une fois le travail terminé, quelque deux ans plus tard, l’artiste ouvre sa demeure aux visites publiques. Il va sans dire qu’un tel geste, qualifié d’excentrique à l’époque, suscite maintes critiques des voisins, dont beaucoup le ridiculisent. Les sceptiques seront confondus: aujourd’hui, l’œuvre appartient de plein droit au patrimoine québécois.

Peintre autodidacte, Villeneuve élabore son propre vocabulaire visuel pour recréer, à partir de ses souvenirs, son univers physique, spirituel et symbolique de façon franche, colorée et avec grande conviction.

Outre sa maison, qui constitue sans contredit son chef-d’œuvre, il laisse un legs important de près de 4000 tableaux et 2000 dessins.

Des années de restauration

Le CCQ contribue de plusieurs façons à la préservation de la maison d’Arthur Villeneuve. Par exemple, il conseille de faire concevoir un double système de climatisation pour l’ancienne fonderie de La Pulperie, qui accueille la résidence. Ce dispositif permet un contrôle indépendant de la température et de l’humidité à l’intérieur de la maison ainsi que dans l’espace qui l’entoure. Cet ajout s’avère nécessaire étant donné que les murs en pierre ne sont pas isolés dans cette partie du bâtiment.

De plus, les spécialistes restaurent les murs endommagés de la maison ainsi que les «chefs-d’œuvrage» qui s’y trouvent. Villeneuve a inventé ce terme coloré pour désigner ses sculptures en bois et en métal représentant à échelle réduite des objets familiers, dont un phare et un bateau. Sept restaurateurs effectuent ce travail sur une période de 13 ans, soit de 1991 à 2004.

Pour son projet, Arthur Villeneuve a utilisé de la peinture commerciale d’origines diverses, achetée ou récupérée à partir de restes. Les œuvres réalisées à l’extérieur, sur les façades avant et arrière de la maison, présentent de nombreux dommages. À ces endroits, la couleur s’est soulevée et écaillée par les effets conjugués des changements saisonniers, du mouvement du bois et des rayons solaires. L’artiste a d’ailleurs procédé à plusieurs repeints, qui témoignent de la dégradation survenue de son vivant.

De plus, le peintre a recouvert ses murales d’un vernis de type polyuréthane provenant d’une quincaillerie locale. Cet enduit a été appliqué à plusieurs reprises au cours des années sur les œuvres extérieures afin de les protéger des intempéries. Il a malheureusement jauni avec le temps, ce qui gêne aujourd’hui l’appréciation des couleurs originales : par exemple, le vert olive qui domine les compositions est en réalité un bleu royal vif. Ce vernis adhérant à la peinture sous-jacente, son retrait sécuritaire ne semble pas possible pour l’instant.

SOS peinture écaillée

La consolidation des scènes peintes sur les façades de la maison est réalisée en deux étapes distinctes, avant et après le déménagement. D’abord, il est possible de refixer la peinture soulevée grâce à la nature plastique de ce matériau, qui s’assouplit à la chaleur. Une fois réchauffées, les écailles peuvent être rabattues contre les lattes de bois et retenues avec un adhésif approprié.

Afin d’harmoniser l’aspect des peintures, les restaurateurs effectuent des retouches dans des zones où les pertes sont jugées trop évidentes. Ils laissent toutefois telles quelles les anciennes corrections de l’artiste, doublement identifiables par leurs tons plus froids et l’absence de vernis. Ils appliquent ensuite un enduit protecteur stable sur la façade arrière pour améliorer la lisibilité des peintures à travers le vernis craquelé.

À l’intérieur de la maison, Arthur Villeneuve a peint sur des murs en lattes de bois déjà recouverts de couleur et patinés par le temps. Protégées des intempéries, ces murales ont assez bien vieilli, présentant seulement des fissurations et des pertes entre certaines lattes.

Après le déménagement de la demeure à La Pulperie de Chicoutimi, les professionnels du CCQ restaurent sur place les peintures, les moulures et les portes du rez-de-chaussée. Les murales de l’intérieur, comme celles de l’extérieur, sont ponctuellement consolidées et retouchées. Toutes ces interventions sont documentées par des calques accompagnés de photographies détaillées des murs peints.

Faut-il tout préserver?

Par ailleurs, le fait de décontextualiser cette demeure pour l’exposer dans un musée a suscité plusieurs questions et réflexions à l’époque, notamment concernant le traitement des murs pignons extérieurs, non recouverts de murales. Comment la maison devait-elle être présentée au public et interprétée, sans altérer son authenticité? Souhaitait-on qu’elle devienne dans son ensemble un objet ethnographique muséal? Au contraire, valait-il mieux mettre seulement les peintures de Villeneuve en évidence? Déjà, le toit et les vérandas avaient été remplacés après le déménagement. De même, le mobilier intérieur avait été retiré, et les vieux prélarts dépareillés, troqués contre un plancher uniforme.

Les restaurateurs ont plaidé en faveur de la préservation de tous les matériaux et surfaces d’origine, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur de la maison, et ce, malgré leur état de conservation.

Des travaux ont donc été effectués pour stabiliser et préserver la peinture turquoise des deux murs pignons. La solution retenue expose de façon éloquente la provenance de la maison, de même que son vieillissement causé par les éléments et le passage du temps.

Protégée et mise en valeur dans La Pulperie de Chicoutimi, cette création unique voit sa pérennité désormais assurée. Elle attirera encore longtemps les curieux et les amateurs d’art, qui y reconnaîtront non seulement l’audace et la vision singulière, mais aussi l’indéniable talent d’Arthur Villeneuve.

À propos de l’auteur
Michael O’Malley est restaurateur au Centre de conservation du Québec du ministère de la Culture et des Communications.

Pour en savoir plus, regardez le reportage réalisé par l’équipe de La Fabrique culturelle:


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 167 de la revue Continuité.

Revue Continuité
Crédit: Pierre Lahoud

Image de la une: Pierre Tremblay, La Pulperie de Chicoutimi