La Fabrique Culturelle

«Papa», de Laurence Veilleux

Revue Les écrits

Ce texte, paru dans la rubrique «Poèmes» du numéro 162 de la revue Les écrits, est présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

Papa

Par Laurence Veilleux

i.

C’est un matin pareil aux autres
blanc des os blanc neige
le cœur fondu, pesant
de laine mouillée
salée

Papa m’apporte à la boutique d’un salon funéraire. Il s’informe: le prix de celui-ci, l’essence du bois de celui-là, l’ajout d’une fausse tombe. Dans la famille, on craint que le poids de la terre enfonce les planches pour s’appuyer sur nos cadavres. Papa essaye un cercueil. C’est drôle. Il me dit: «on va prendre une photo pour mémère. On va lui faire une peur».

ii.

Maman fait à manger. Derrière elle je gonfle les joues et tombe en retenant mon souffle. Elle prend sa voix de théâtre: «Laurence, réveille-toi. Coudonc, es-tu morte? Oh non, Laurence est morte!» C’est drôle. Je m’efforce de rester immobile, me concentre à filtrer son jeu pour n’en garder que l’inquiétude, confonds inquiétude et amour, amour et jeu.

iii.

C’est fatigant
défaire le nœud de tes bronches
gravir les marches jusqu’à ta chambre
aller aux toilettes
descendre les marches de la galerie

tu dis: j’ai plus vingt ans
et ton cœur claque

je guette la lumière du sang
sur la neige
tu guettes la lumière du sang
des ambulances.

iv.

Chaque matin, la toux grasse de papa me réveille, en alternance avec les raclements, les crachats. Il suffoque dans l’eau épaisse de ses poumons, agrippe l’air au bord de sa gorge. Je voudrais que le vacarme cesse. Nous nous reconnaissons dans cet espace impossible entre nos blessures. Papa m’exhorte de ne pas me plaindre. Il dit: «profites-en pendant que je suis là, demain matin, je pourrais être mort.»

Chaque nuit je me lève aux heures, colle l’oreille à la porte de sa chambre, guette un respir.

Je crains le calme après le ravage.

v.

Maman veille sur les veines bombées des morts. Elle ne craint ni l’odeur ni le baisemain. Dans chaque chambre, échange sa douceur pour une relique. Certains objets demandent plus de soin, d’ouvrir les bras pour bercer et leur corps et l’histoire.

Pour mon anniversaire, maman m’offre une statue de Sainte-Thérèse. Son geste est pressé de joie. Nous partageons à travers elle notre lien au sacré. Moi, un symbole à défaire. Elle, un esprit miraculeux. Un mince fil nous rejoint alors. Il suffit à notre apaisement.

vi.

Je rêve d’une tête creuse
qui tient ses fantômes en médaille

désarmées
les nuits perdraient mes cris sans la douleur

là, je t’aimerais
avec la patience des morts.

vii.

J’empile tes visages
les uns au-dessus des autres
m’y retrouve

les mêmes joues rondes
toutes picotées
le regard indocile

à quoi ressembles-tu maintenant?
souvent j’y pense je ne veux pas y penser

ta peau s’efface
à mesure que tes dents blanchissent et tombent

ce sera mon dernier portrait de toi
une mâchoire ouverte
surprise

rien à dire et c’est tant mieux

tu as toujours aimé
le silence
la sainte paix.

viii.

Je me demande
ce que ta mort a éprouvé en moi
je perds lentement
ta voix
la sensation de tes mains
j’oublie ton rire je n’ai aucune cassette
de vieux réveillon
pour me le rappeler
mais
ton odeur se cache
entre les branches des épinettes
le gaz des scies mécaniques
lorsqu’elles coupent du bois pour l’hiver.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 162 de la revue Les écrits.

Nicole Jolicoeur, Vertigo, sortie numérique, 1999. Collection de l’artiste.

Image de la une: Nicole Jolicoeur, Toucher sur image (vibrato), (détail de l’installation), 2015. Collection de l’artiste. Photo: Renée Méthot.