La Fabrique Culturelle

Cinq poètes de la Côte-Nord

Des poèmes doux comme une nuit d’été pour vous offrir un aperçu du talent de cinq écrivaines nord-côtières et, du même coup, vous donner quelques idées de livres à vous procurer à l’occasion de l’initiative «Le 12 août, j’achète un livre québécois».

Si vous êtes abonné à l’infolettre de la Côte-Nord, vous avez peut-être déjà lu ces cinq textes inédits, dévoilés au printemps lors du Salon du livre de la Côte-Nord. Sinon, on vous invite à vous laisser bercer par les mots de Kristina Gauthier-Landry, Noémie Pomerleau-Cloutier, Éloïse Demers Pinard, Rita Mestokosho et Émilie Pedneault.

corps étranger, par Kristina Gauthier-Landry

i.
ça court dans la famille
à ce qu’on dit c’est un legs
un meuble ancien
lourd et impossible
nous n’avons d’autre choix
que de lui prodiguer des soins
en petits mouvements
d’une main puis de l’autre
lisser le grain
délier les nœuds
y reconnaître des visages et sourire
jusqu’à la piqûre éclatante
de l’écharde

ii.
je suis née avec des yeux
trop grands
pour rien
je rêve
de fentes étroites
reposantes
sous la porte
une brèche à peine
laisse passer le jour
un souffle une lettre
d’adieu

iii.
l’écharde a pris ses quartiers
à droite du triangle
dans ma main
elle a ses habitudes
le matin ouvrir les volets
monter sur la pointe
du toit où je l’attends
déjà éblouies nous connaissons
toutes les fins

Kristina Gauthier-Landry a reçu le prix Nouvelle Voix en 2018 pour son premier recueil de poèmes, Et arrivées au bout nous prendrons racine. L’écrivaine, qui a passé son enfance à Natashquan, nous parle de ce lieu, au bout de la 138, qui a forgé son imaginaire.

Embrasser les charpies au sternum, par Noémie Pomerleau-Cloutier

je suis née dans une carcasse oppressante
os nerfs muscles tendons peau
un amas de hontes des aïeules

sur ma tête d’ivraie
je porte de travers
un diadème cheveux fins angoisses filiales cauchemars anonymes
un front de tranchées

j’ai la mâchoire désalignée
je serre la rondeur de mes dents
répands le relief des gencives le fracas de l’émail les brèches de la dentine
je déglutis des galets ne crache pas l’écume

je crispe croche mes doigts minces
il n’y a pas de touches à caresser
je sable taches de soleil fissures crasse
la sciure efface le contour des fléaux

j’ouvre vaste mes bras
toujours en retard pour les refermer
ne reste alors que le réflexe
embrasser les charpies au sternum

lâches tordus bleus
je marche les ligaments chevilles
je craque mes poignets délicats
renverse tout ce qu’il faut porter
mes articulations sont une débâcle

je ne sais que faire de ma longueur de jambes
claquemurée dans mon torse mes hanches aux côtes
aucun espace pour flotter

mon ventre refuse les retranchements
je n’arrive pas à le taire il se déploie
une banderole une fanfare un carnaval
célèbrent mes échecs

on dit je suis construite pour trâlée tapon armée marmaille
mais ma charpente de courbes est un leurre
entre bassin et poumons que des interstices
les flots n’affleurent pas
le vivant ne fait pas craquer les barricades

mon utérus est un jusant
où ne naissent plus les grandes marées
ne restent que rigoles fossés puisards
le chant de la corne de brume et l’espoir de la cale sèche

je rêve qu’on étale anxieux mon thorax
une grève pour respirer au large de mes épaules

Noémie Pomerleau-Cloutier s’est rendue sur la Basse-Côte-Nord pour rencontrer les humains qui peuplent ce territoire et trouver l’inspiration pour ce qui deviendrait La patience du lichen, son livre publié en 2021 aux éditions La Peuplade. La Fab l’a accompagnée lors de sa première phase de recherche et création.

Quelle nudité est douce, par Éloïse Demers Pinard

couverte d’ellipses
abattue mais droite je progresse
sans les liens invisibles des mille avenirs promis
à bout portant
prête à corrompre et négocier

mon cœur n’est pas un albatros
mon ventre vaut mieux qu’un territoire
en deuil au lever du drapeau

quelle nudité est douce
déshabillée je cherche chez l’autre
ce qui s’interdit en moi
nue je me franchis
vaincue par abandon
ma peau lisse et mes seins
inculpent mon désert

je voudrais aimer sans condition
ouverte et rose
cruelle et douce
mais la tendresse maintenant
ne trouve plus de cible

je voudrais tenir debout
autour des urnes éclatées d’amour
voir la femme de l’histoire s’enfuir
avant le dernier acte
un grand rire au fond des yeux
je voudrais que les photos d’enfance servent de preuve
au passage de la joie

j’ai manqué de chance
cloué des brumes à mes yeux
maintenant que s’achève l’aube
que le vent s’est levé et la musique tue
seule et fatiguée
voilà que depuis toujours
le mirage c’est moi

Éloïse Demers Pinard est autrice et documentariste. Elle a publié son premier recueil de nouvelles, Trois chambres sans lit, en 2019 chez Del Busso éditeur. La Fab l’a rencontrée pour discuter de son documentaire sonore Par-delà la 138, réalisé lors d’une expédition de ski de fond qu’elle a faite en Basse-Côte-Nord à l’hiver 2018.

Saison je suis, par Rita Mestokosho

Il neige l’hiver dans mes mains

Écoute la neige qui tombe pour nous

Signe que le ciel parle

Qu’il vit lié à la terre médecine

Il pleut le printemps sur ton visage

Entends le soleil qui colore l’horizon

La lune vibre au son de nos pas

Femme libre d’aimer les siens

Il souffle l’automne sur ton corps

Innu nomade de la toundra

L’esprit du caribou est là

Protège l’héritage des chasseurs

Il fleurit l’été dans tes cheveux

Enfant Innu aux yeux lumineux

La vérité des ancêtres

Veille sur tes rêves

Rita Mestokosho est une poète et écrivaine originaire d’Ekuanitshit, une communauté innue de la Côte-Nord. Elle a publié son premier recueil de poésie, Eshi Uapataman Nukum/Comment je perçois la vie, Grand-Mère, en 1995, puis Née de la pluie et de la terre, un deuxième recueil en 2014. Militante dans la vie comme dans sa poésie, elle s’intéresse à la préservation de la culture innue.

Jamais je ne laisserai les champs t’engourdir, par Émilie Pedneault

ton ventre pâle
ton nez
tes pieds ronds de lièvre froid
tu es douce le printemps
toujours
tu me tiens sous tes pampres
me portes

lorsque j’avais ton âge
ma fleur préférée s’appelait
bouton d’or
mon frère et moi prenions le temps
d’en faire de grands bouquets
je les déposais à la porte
de ta naissance
j’avais construit cette cabane de terre
pour t’accueillir
fleur
tu serais ma fragrance carnivore
transporterais mes effluves
nauséabondes de désespoirs
dans ta gorge

je frotte
me ronge les ongles
ne t’en préoccupe pas chérie
je trouverai les carcasses adorées
des bêtes gémissantes
les empêcherai de faire une arthrite
de nous deux
en mille morceaux je les briserai

je t’avais choisi une maison
où le bois séchait
sous un pommier
en avril la corde
parfumait
le prochain hiver

je t’observe
du coin de l’œil
surveille si
tes doigts courtisent
ton pharynx si
tes cris viennent
des défunts
tu n’es jamais seule

elle me tenait la main
ensemble nous
écrasions le fourrage
ensemble
dans les champs
fabriquions
des abris à couvert
de l’agitation
recherchions la mort
récitions des poèmes
de poussières et de vermines
et des prières
de souplesse du refus
ensemble
comme une addiction

quand tu danses
sur l’air du foin trempé
de l’écorce qui s’arrache
à l’arbre
la peur que nous ne soyons qu’une
me gonfle le ventre
de pierres de trail
et à chaque automne à chaque
rire d’enfant
je regrette
de t’avoir
mise au monde

Artiste en arts visuels et poète, Émilie Pedneault habite sur la Côte-Nord depuis une dizaine d’années. En 2020, elle a publié Éventrer le bois aux Éditions de la maison en feu. En 2018, elle a remporté le prix Relève artistique, décerné par Culture Côte-Nord, pour son fanzine Poésie de la disparition. La Fab l’a rencontrée dans son atelier pour l’occasion.