La Fabrique Culturelle

Il n’y a pas de distance si grande, de Mathieu Blais

Revue Mœbius

Ce texte, présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP), est paru dans le numéro 166 de la revue Mœbius, dont le thème, tiré d’un texte de Gloria Anzaldúa, était «Mais il ne suffit pas de se tenir debout sur l’autre rive du fleuve».

Un texte de Mathieu Blais

Pour commencer, il faut avoir honte de soi. Puis habiter ce quartier et débouler. Puis être fier de ce quartier et remonter la pente en soi-même. Adorer le chaos qui met au monde le soleil.
HÉLÈNE MONETTE
Unless

Je m’étais promis, quand ça arriverait, de me taire. Voilà, c’est arrivé; je ne me tais pas.
JACQUES BRAULT
Il n’y a plus de chemin

Il était une fois un lieu commun, faux comme toutes les évidences, et il y avait cette distance, mais ce n’en était pas une, en fait c’était un leurre, il n’y avait qu’une proximité qu’il fallait saisir, et longtemps j’ai voyagé, j’y ai découvert ma langue-fontaine, ensuite je n’ai plus cessé de dire le monde, sa totalité-monde, et je suis devenu anarchiste bien que j’aie grandi sur la rive sud, j’ai pris le meilleur de tout ça, je l’ai sucé jusqu’à ce que les pulpes coincent dans la paille, il faisait soleil, il y avait tellement de lumière, puis il y a eu des manifestations chaque mardi, je me souviens de son sourire, elle m’a tendu la main, et déjà le pays n’existait plus, je ne regrette rien, m’as-tu dit, jamais, et tout fut à recommencer, car il était une fois un lieu commun, trompeur comme les récits qu’on se raconte, parfois, et il y avait cet espace qu’on croyait impossible à franchir, il fallait encore faire quelques pas de côté, reculer légèrement, voir la vue d’ensemble, lire Spivak et Glissant, essayer de ne pas croire à la philosophie de la relation, mais c’était impossible et tu le savais, alors je me suis rappelé à mes grandes voyageries, j’ai refait mon sac, pour répéter mon indépendance et mes frissons, me convaincre que les murs resteront toujours des murs, mettre le doigt dans le gâteau, frotter ma bedaine sur des plages de sable noir, pleurer avec les baleines, que tu disais, et chasser au couteau dans la toundra, essayer surtout de m’expliquer la fiction de la nation, essayer de ne pas se mentir, puis s’oublier dans les colonialismes, s’oublier sous les autorités, penser en nous trompant que nos affranchissements n’arriveraient jamais, il était pourtant une fois un lieu commun, dur comme toutes les chutes qui nous guettent, et il y avait en nous ce désir de vie qu’on devinait si grand qu’on le disait incontrôlable, alors ils répétaient leurs mensonges, leurs visions de harem organisé et d’obéissance générale, il y avait des barbelés de soumission, des poids si grands sur nos épaules, mais je suis devenu anarchiste, heureusement, et les chiens avaient soif, alors j’ai renoué avec l’absence de chemin, il y avait le post-toutte à l’horizon pour me guider, depuis je garde une pierre dans ma poche, on n’arrête pas les gens qui se promènent avec une pierre dans la poche, pas encore, t’es-tu senti obligée de préciser, et on s’est parlé de nouveau, ailleurs, avec d’autres visages d’autres corps, on s’est reconnu, il y avait des chiens lâchés après nous et des chants de rage dans les rues, il y avait des jours fusillés et des nuits qui sentaient l’essence et le feu, il y avait des mots-fouets et des poèmes de marronnage, c’étaient les gestes de sabotage inspirés que nous recherchions, nous étions ingouvernables et ils le savaient, et tu étais là, et il y avait moi, eux, elles, et il y avait toutes ces bouches creuses qui s’agitaient dans le vide, c’étaient à peine des titres de journaux, c’était à peine un soubresaut de l’histoire, c’était tout pour nous, et il faisait si noir et si rapidement que la lumière de nos canines nous faisait sourire davantage, à l’ombre de leurs usines et de leurs gestes de prédation, les pieds dans les eaux boueuses du fleuve, c’est encore le chien du patron qui mange le mieux, m’as-tu répété, mais ce sont les poings qui se serrent en premier, ces crisses de poings qui se serrent, puis ça prend le cœur, ça coupe le souffle, et leurs lieux communs sont devenus militaires, sont devenus lois et prescriptions, pour nous ce sont devenus des je t’aime de résistance que l’on se murmurait, nous avions appris à faire naître des tropes d’amour, de nos mains et de nos doigts et de nos cuisses et de nos ventres, dès qu’ils avaient le dos tourné, c’étaient nos gémissements allusifs que l’on semait, pour vaincre la peur et jouir des tropiques, décadenasser leurs têtes immobiles, c’était encore le jaillissement de ma langue-fontaine, pour boire, au sein des arbres, le lichen et la mousse, pour manger la terre noire, et pour chier leur haine, chier leur haine et revenir au long cours de tous les voyages, à l’autre moi, à l’autre qui me regarde comme un autre, c’est le miroir mon ami, que tu m’as dit, loin de leur fermeture close, loin si loin, où tu bêches la terre et où tu creuses ta tombe, et les miliciens resteront des miliciens, si cons et si laids, c’en est presque un lieu commun, mais un peu moins faux lui que tout le reste, alors ne dis plus rien, il n’y a pas de pays, il n’y en a jamais eu, il n’y a qu’un territoire qui s’ouvre, des fracas d’enfermement qu’affrontent des spasmes de liberté, et il n’y a pas de distance si grande, il n’y a pas même de distance, il n’y en a jamais eu, il n’y a que des mains qui se tendent, des lèvres et des bouches qui s’attendent.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 166 de la revue Mœbius.

Couverture: Éléonore Goldberg

Photo de la une: Nicholas Dawson