La Fabrique Culturelle

Villes résilientes et «Slow Art»: pratiques spatiales et artistiques au temps de la COVID-19

Revue ESPACE art actuel

Ce texte, tiré du numéro 127 de la revue ESPACE art actuel, est présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

Un texte d’Annie Gérin

«L’asphalte serait-il le territoire politique?» Paul Virilio [1]

«Moi, se dit le petit prince, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine.» Antoine de Saint-Exupéry [2]

Ce printemps, cet été, j’ai rarement quitté le quartier de Montréal où j’habite. Lorsque le temps s’est réchauffé, les parcs se sont saturés de familles et de promeneurs de chiens. Les trottoirs se sont également remplis, les consommateurs faisant la queue, portant des masques et attendant leur accès aux commerces. Les joggeurs ont alors investi l’asphalte afin de garder leurs distances des piétons sur les trottoirs. Même pendant les manifestations contre le racisme systémique qui ont rassemblé des foules tout au long des mois de juin et juillet 2020, les manifestants ont fait de leur mieux pour s’espacer, même si ce n’était pas toujours avec succès.

Avec le confinement et le travail à domicile qui s’est répandu — et c’est du point de vue privilégié d’une personne en télétravail pendant la crise que j’écris ces remarques —, la géographie et la vitesse de nos villes ont changé. La ville, soudainement détraquée par le virus, a révélé sa matérialité et son organisation spatiale et temporelle [3]. De nombreuses défaillances des espaces publics qui se cachaient en pleine vue se sont dévoilées: le manque d’espaces verts et de zones où les gens peuvent être physiquement actifs; la congestion du système de transit; la surpopulation dans les localités à faible revenu; la nécessité d’environnements plus diversifiés, sains et résilients.

Graduellement, à Montréal comme ailleurs à travers le Canada, un programme de piétonnisation a été mis en place, suivi de l’animation des espaces publics avec des activités artistiques et culturelles. Un rythme beaucoup plus lent, plus organique s’est installé, comme si la société avait soudainement abandonné le fétiche moderniste de la vitesse et la suprématie de la vélocité, désignés «culture dromocratique» par Paul Virilio [4].

L’art des balcons, des trottoirs et de l’asphalte

Alors que le virus faisait son chemin à travers l’Asie et l’Europe vers le Canada, l’art et la sociabilité trouvaient déjà de nouveaux lieux publics pour s’exprimer.

À Milan, en Italie, des accordéonistes partageaient leur musique depuis leur balcon. À Berlin, en Allemagne, une cinquantaine d’artistes transformaient leurs fenêtres et balustrades en lieux d’expositions. Le projet de 48 heures, les 12 et 13 avril 2020, organisé par les commissaires Övül Durmusoglu et Joanna Warsza, proposait une expérience déambulatoire, faisant incidemment remarquer les balcons et façades. Et l’Internationale, un rassemblement de musées européens, commandait et diffusait en ligne les œuvres balconnières de quatorze artistes.

À Montréal, dès les premiers jours de confinement, l’autrice-compositrice-interprète Martha Wainwright mobilisait les artistes locaux, organisant des miniconcerts sur les balcons et les toits. Plusieurs autres créateurs ont rapidement emboité le pas: les Messagers de l’espoir projetaient sur les façades des œuvres graphiques et des messages de remerciement à l’égard des travailleurs de première ligne à partir d’un vélo-projecteur, alors que le tricot urbain (yarn bombing) aux couleurs arc-en-ciel envahissait les rues désertées, et que l’artiste Patsy Van Roost, aussi connue sous le nom de Fée du Mile-End, confectionnait des banderoles poétiques dans le cadre d’un projet titré a posteriori Et si nos balcons parlaient.

Malgré la prolifération rapide d’expositions en ligne, la nécessité d’investir l’espace de la ville, soudainement perçu par plusieurs comme étrange ou inhospitalier, était palpable, de même que la volonté de poser un regard critique sur ses usages habituels, pour l’imaginer autrement.

C’est dans ce contexte que l’artiste torontois Daniel Rotsztain déployait, en avril, dans les rues de Toronto, sa Social Distance Machine. Affublé d’un cerceau de deux mètres de rayon, l’artiste a démontré à quel point il est difficile de naviguer sur les trottoirs en préservant deux mètres de distance. L’œuvre et sa documentation vidéo ont servi de plaidoyer à la piétonnisation de certaines artères du centre-ville torontois.

La vélocité et la lenteur de l’art public

À Montréal, c’est au mois de mai que la piétonnisation des rues a été instaurée. Puis, subventionnées par des programmes du Conseil des arts de Montréal, du Service de la culture de la Ville de Montréal et du gouvernement du Québec, de nombreuses œuvres éphémères ont été déployées au fil de l’été. Un constat: la plupart des réalisations invitaient les spectateurs à penser autrement à l’usage des trottoirs et des rues, et au rôle de l’art dans les espaces publics, en misant sur une temporalité lente.

Douglas Scholes, (Qu’est-) Ce qui se produit quand une chose est entretenue (?), volet IV, 2020. Cire d’abeille, contreplaqué d’épicéa, clôture temporaire modulable, 4,26 x 4,26 x 2,74 cm. Photo: Douglas Scholes.

L’installation (Qu’est-) Ce qui se produit quand une chose est entretenue (?), volet IV, par Douglas Scholes, installée près du marché Atwater pour la période de septembre à novembre, contestait la conception de l’art public comme étant à la fois statique, pérenne, et fait pour être perçu en vitesse. En effet, sauf quelques exceptions notables [5], l’art public canadien, depuis les années 1960, est soumis à l’impulsion dromocratique. Une discussion entre urbanistes, architectes et artistes publiée dans les pages de la revue Canadian Art, en 1965, expliquait notamment comment l’art devrait s’adapter au modèle de développement des villes hyper modernes: «Nous voyageons à 60 miles à l’heure sur nos autoroutes. Nous avons besoin d’une nouvelle forme d’art pour cela [6].» Au contraire, l’œuvre de Scholes, composée de briques creuses coulées en cire d’abeille, organisées en trois tours de hauteurs inégales érigées sur une plateforme, se dégradait lentement et naturellement, offrant aux passants attentifs le spectacle de la précarité du paysage bâti et d’une temporalité qui s’épanche.

Marie-André Gill, Lâche du lousse, 7-13 octobre 2020. Photo: avec l’aimable permission de DARE-DARE.

Marie-Andrée Gill, poète innue de Mashteuiatsh, a produit une série d’écritures publiques titrée Lâche du lousse lors d’une (auto-)résidence d’artiste en distanciation sociale, conduite dans le cadre de la programmation du centre d’artistes autogéré DARE-DARE. Chaque semaine, de juillet à novembre 2020, l’artiste affichait des fragments poétiques sur le panneau lumineux de DARE-DARE, situé sur un terrain avoisinant le marché Atwater, près de l’abri mobile du centre d’artistes. Cette œuvre, en plus de profiter du ralentissement du rythme urbain nécessaire à son appréhension, posait implicitement des questions politiques et d’organisation sociale, à savoir: à qui appartient la rue? Quelles pratiques et identités sont libres de s’y manifester? Et l’asphalte peut-il effectivement être le territoire du politique?, pour reprendre la phrase de Paul Virilio mise en exergue.

Daily tous les jours, Parade Parasol, 2020. Photo: Latrompette Studio.

Dans un registre plus ludique, à la frontière de l’art et du mobilier urbain, l’installation Parade Parasol, du duo Daily tous les jours, est apparue à la mi-août sur l’avenue du Mont-Royal entre les rues Garnier et Fabre. Les parasols rose vif, surdimensionnés, invitaient les passants à les chevaucher et à glisser lentement et bruyamment sur des rails temporairement ancrés dans l’asphalte en se propulsant de leurs pieds. Le Glitch, de Marie-Claude Marquis (avec l’organisme MURAL), dont l’installation dans le parc La Fontaine prévue pour octobre 2020 a été reportée au printemps 2021, mise aussi sur l’interaction piétonnière. Le projet d’œuvre multicolore peinte au sol, appuyé par le Scientifique en chef du Québec dans le cadre de #COVIDart, évoque d’abord les nombreuses indications de distanciation déployées depuis ce printemps sur les trottoirs et les chaussées. Mais, inspiré par l’esthétique de l’image brisée du glitch informatique, il attire surtout l’attention sur le détraquement de nos villes et de nos rues par la COVID-19.

Le concept de Slow Art [7] fournit des pistes pour réfléchir à cette adaptation de l’art public au rythme de la pandémie. Notons bien que le Slow Art n’est pas un mouvement en soi, mais un «air de famille» ou des affinités entre des œuvres ou des pratiques qui peuvent sembler totalement indépendantes, à l’exception du fait qu’elles défient la culture de la vitesse. Plusieurs des artistes qui ont créé, au cours de l’été 2020, des œuvres pour les artères piétonnisées de Montréal ont ainsi misé sur la décélération urbaine pour imaginer autrement son organisation spatiale et temporelle. Ils ont composé des structures formelles et discursives suggérant un déroulement, un rythme qui provoquent la prise de conscience de la temporalité et enseignent les récompenses de la marche et de la lenteur.

Penser et créer la ville résiliente

Depuis des dizaines d’années, le sociologue Richard Sennett dénonce la rigidité et le rythme effréné des villes de l’hyper modernité, soumises à des impératifs technocratiques, économiques et de surveillance. Comme il l’explique, «les formes actuelles de l’ordre urbain sont imposées par l’industrie immobilière mondialisée. Mais une ville vibrante et ouverte ne se produit pas naturellement; l’interaction improvisée peut être découragée par la rigidité de l’environnement urbain [8].» Sennett plaide pour le «désordre» ou, plutôt, pour des espaces flexibles pouvant accueillir de multiples usages, qu’ils soient spontanés ou non, adaptables aux transformations démographiques et favorisant une ville plus résiliente.

Pour l’urbaniste Janette Sadik-Khan, commissaire aux transports de la Ville de New York de 2007 à 2013, où elle a créé près de 650 kilomètres de pistes cyclables et plus de 60 places publiques, il ne s’agit cependant pas de tout raser pour repartir à zéro. La ville résiliente se crée en misant sur la valeur du capital urbain qui est déjà en place, et sa transformation passe par la mobilité et l’asphalte, qui devient le territoire stratégique du nouveau. Pour Sadik-Khan, le nerf de la guerre se trouve dans l’échelle à laquelle l’action doit être menée: «L’avenir de nos villes est tombé entre ces fissures, il stagne alors que les gouvernements municipaux planifient gros — parfois trop gros — et les communautés urbaines s’opposent régulièrement aux changements du statu quo en pensant petit — parfois trop petit [9]

C’est dans cet esprit que, ce printemps, l’urbaniste Jennifer Keesmat rédigeait une Déclaration 2020 pour la résilience des villes canadiennes. Avec l’éclosion de la pandémie, écrit-elle, «un élan s’est créé. Il a conduit à un cri de ralliement; un mouvement de Canadiens qui, d’un océan à l’autre, savent que nos villes doivent changer et qui constatent que notre reprise de l’après COVID-19 ouvre une fenêtre pour agir […] des actions concrètes qui donneront le coup d’envoi de notre parcours vers des villes accessibles, équitables, durables et résilientes [10].» La déclaration propose 20 recommandations, dont la plupart «nécessitent simplement une réallocation de ressources et un réexamen des priorités pour passer d’approches non durables, inéquitables et coûteuses, qui ne sont pas viables à long terme, à des approches durables, rentables et axées sur l’avenir [11]

L’art public a un rôle à jouer dans la critique des espaces urbains et le développement d’approches résilientes.

Cet été, avec l’appropriation de la chaussée par les piétons, c’est par un art public éphémère, misant sur les liens avec les communautés et participant activement à la décélération du rythme urbain, que plusieurs artistes ont pris part au débat.

 

Annie Gérin est doyenne de la Faculté des beaux-arts de l’Université Concordia. Titulaire d’un doctorat en histoire de l’art et en études culturelles de l’Université de Leeds, elle s’intéresse aux rôles sociaux et politiques joués par l’art et la culture matérielle dans les espaces publics, dans des contextes contemporains et historiques. Ses publications récentes incluent Devastation and Laughter: Satire, Power and Culture in the Early Soviet State (2018), et plusieurs collections d’essais, dont Œuvres à la rue: pratiques et discours émergents en art public (2010), Formes urbaines: Circulation, stockage et transmission de l’expression culturelle à Montréal (2014) et Sketches from an Unquiet Country. Canadian Graphic Satire 1840-1940 (2018).

Références

[1] Paul Virilio, Vitesse et politique: essai de dromologie, Paris, Éditions Galilée, 1977, p. 30.

[2] Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince, New York, Harcourt, 1971 [1943], p. 68.

[3] C’est lorsque les choses sont brisées ou ne fonctionnent pas correctement que nous commençons à les remarquer. Il en va de même pour les villes. Voir Bill Brown, «Thing Theory», dans Critical Inquiry, vol. 28, n° 1, 2001, p. 4.

[4] Paul Virilio, op. cit.. Voir aussi Henri Lefebvre, Éléments de rythmanalyse, Paris, Éditions Syllepse, 1992.

[5] Par exemple, Comme un poisson dans la ville (1988), de Gilbert Boyer, une œuvre constituée de fragments poétiques inscrits sur 12 plaques de marbre discrètes qu’on découvre en déambulant dans la ville.

[6] Toronto architect John C. Parkins in conversation with Caroll Joy, «Architects, Artists and Engineers — Can They Work Together for Space-Age Cities?», Canadian Art, n° 96, mars-avril 1965, p. 19. (Traduction libre de l’autrice.) Les espaces publics ne sont pas le seul endroit où la vitesse d’observation de l’art est effrénée. Une étude publiée en 2017 démontre que le visiteur moyen d’un musée passe un peu plus de 27 secondes à regarder une grande œuvre d’art. L. F. Smith, J. K. Smith, et P. P. L. Tinio, «Time Spent Viewing Art and Reading Labels», Psychology of Aesthetics, Creativity, and the Arts, vol. 11, n° 1, 2017, p. 77-85.

[7] Arden Reed, Slow Art. The Experience of Looking, Sacred Images to James Turrell, Berkeley, University of California Press, 2019. Slow Art s’inscrit dans le corollaire du mouvement «slow», qui est né en Italie dans les années 1980 comme symbole de la contre-culture et qui a rapidement englobé toutes les facettes de la vie sociale, culturelle et économique. Au cours des 10 dernières années, plus de 1500 événements «Slow Art» ont été créés partout dans le monde.

[8] Pablo Sendra et Richard Sennett, Designing Disorder. Experiments and Disruptions in the City, Londres, Verso, 2020, p. 3. (Traduction libre de l’autrice.)

[9] Janette Sadik-Khan and Seth Solomon, Streetfight: Handbook for an Urban Revolution, New York, Penguin Book, 2016, p. xv. (Traduction libre de l’autrice.)

[10] Jennifer Keesmaat et al., Déclaration 2020 pour la résilience des villes canadiennes. [En ligne ]: bit.ly/3qLKn0W

[11] Ibid.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 127 de la revue ESPACE art actuel.

Kama La Mackerel, Breaking the Promises of Tropical Emptiness: Trans Subjectivity in the Postcard, 2019. Avec l’aimable permission de l’artiste. Photo : Nedine Moonsamy.

Photo de la une: Marie-Claude Marquis, Le Glitch, projet à venir au printemps 2021. Avec l’aimable permission de l’artiste.