La Fabrique Culturelle

Que passe la nuit, de Miryam Charles

Revue Liberté

Miryam Charles, cinéaste québécoise d’origine haïtienne, nous convie à une réflexion délicate et poétique sur le «chez-soi», dans ce texte paru dans le dossier «Le ventre des Amériques. Multiplicités rayonnantes de la Caraïbe» du numéro 330 de la revue Liberté.

Ce texte est présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).


Que passe la nuit

Comment s’accorder au temps de la langue qui nous détruit?

Un texte de Miryam Charles

Mourir puis rentrer à la maison. La main dans le cœur. Un battement et un autre jusqu’au dernier. Je pensais: le ciel veille sur moi. Jour après jour un souffle de vie.

Personne de ma famille n’est mort. Pourtant, la mort existe et il n’y aura pas d’exception.

Personne de ma famille n’est mort et je voudrais être la première. Pour esquiver le tragique du deuil. Plus jeune, je pensais avoir été épargnée. Nous étions vivants et immortels. Puis à l’adolescence un enterrement près de l’hiver. La sœur de mon père.

Qui m’a dit un jour:

Tu as peur de tout. La peur dans tes yeux, tes gestes et surtout dans ta voix.

Il faut que tu sois courageuse. Tu dois vivre et être courageuse.

Des années plus tard, la mort me rattrape. Près de l’hiver avec les membres de ma famille à pleurer cette mort inattendue. Je pensais:

Si loin.

Si loin de chez toi.

Si froid.

Enterrée dans la terre glaciale. Car il fait froid ici. Un froid qui transperce le cœur.

Je pensais:

Je ne veux pas mourir ici.

Haïti.

Tout me ramène à toi. Au seul endroit où je ne crains pas la mort. Où je n’ai plus peur.

Là, je suis le courage.
Là, ma mort peut exister.
Là, on peut m’enterrer.
Aujourd’hui et demain encore.

Toute ma vie j’ai espéré ce retour. N’est-ce pas le but de l’existence? De rentrer à la maison. Et pourtant, cette maison ne me reconnaît pas. À la porte.

Elle me demande: est-ce toi ma fille qui est revenue en ce jour de la fête des Morts? Elle m’examine de la tête aux pieds, jusqu’à l’âme, et me caresse.

Elle me dit: comme tu as changé. Tes yeux sont plus grands. Tes mains un peu plus douces. Tes pieds te font toujours souffrir.

Elle reprend son souffle. Le temps s’arrête et reprend. Elle me demande: combien de temps il t’a fallu pour arriver ici?

Tout comme une mère à son enfant, elle me dit: viens. Entre. Mange. Tu as pris froid.
Avant d’entrer. Je t’explique. Le plan du retour.

Ma stratégie était de bien faire et de réussir dans le pays d’accueil. J’allais être une bonne élève. Apprendre une langue autre que ma langue maternelle. Le langage du colonisateur. Si belle, élégante, distinguée langue française. L’accorder parfaitement au temps et à toute situation. Une fois la langue maîtrisée, l’éducation acquise. Un métier. Puis enfin, le retour.

Aujourd’hui, je réalise que j’ai appris le français au détriment du créole, que je parle très mal. Je pensais: je comprends la langue. Lorsque viendra le temps de la parler, l’instinct prendra le dessus. Tout ira bien.

Avant d’entrer. Laisse-moi te parler. Avec mon créole brisé. Juste un moment. Écoute.

C’est ce que voulait dire ma tante.

Tu as peur de tout, surtout dans ta voix.

J’ai peur de parler la langue. Peur qu’on y décèle l’accent français.

Allez, viens!

Il faut que tu sois courageuse.

Tu seras la vie. La mort. Puis la vie. Et la mort encore.

Ayiti.

Cette maison que j’ai inventée de toute pièce. Je l’ai construite à partir de matériaux qui n’existent pas.

Avec ma nostalgie, j’ai bâti une maison sans fenêtres. À l’intérieur un pays qui n’existe pas. Et pourtant.

Tu vois, je ne suis pas seule.
Il y a la mère de ma mère et sa mère et sa mère avant elle. Elles parlent à travers moi. Sans elles, je ne suis rien. Sans elles je suis la peur. Et pourtant, nous avons traversé des océans avec l’espoir du retour.

Pour un temps, pour aujourd’hui. Je suis le courage de mes parents qui ont laissé derrière eux nos vies.

Malgré la forte probabilité de mourir hors de la maison. D’être enterrés dans l’hiver.

On se retrouverait tous ensemble autour d’un cercueil un jour de novembre. À se demander: que nous est-il arrivé?

De l’histoire. D’une île merveilleuse et splendide, devenue, par la force, colonie. Jusqu’à l’indépendance. Des années de victoire. Jusqu’à la chute. Jusqu’à l’oubli. Aujourd’hui.

Et moi, je suis née si loin de toi. Avec un puissant désir d’un impossible retour.

Il faut que tu sois le courage.

De cette histoire glorieuse, tragique, violente. À jamais glorieuse.

Ayiti.

Tes enfants sont sublimes. Les enfants de tes enfants, des merveilles.

Tout comme dans mon rêve éveillé.

Je rêve et je vis.

Un souhait.

D’un possible paradis.

Que de vie en toi. Que de morts en toi.

Pour que je sois ici.
Pour que je sois maintenant.

Encore.

Si je t’aime tant, c’est que tu m’as donné la vie.

À ma mère qui nous chantait tous les matins :

Il faut se lever.

Un jour tu vois.
Ce jour où je rentrerai enfin à la maison. Le cœur lourd d’amour.
Lourd de mes voyages. De mes enfants.
En vie.
Pour vivre.
Chez moi.

Que la nuit passe.
Que le jour se lève.

Sur Haïti.

Miryam Charles est une réalisatrice, directrice de la photographie et productrice vivant à Montréal. Ses films ont été présentés dans divers festivals au Québec et à l’international.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 330 de la revue Liberté.

Crédit image de couverture: Préfète Duffaut

Photo de la une: Catherine Ocelot