La Fabrique Culturelle

Je suis Nancy Spungen, de Fanie Demeule

Revue XYZ

Parce que les temps sont durs, les époques bénies nous font du genou. Si la jeunesse ne meurt jamais, il reste le souvenir (et parfois, consubstantielle, la souffrance). Dans ce numéro thématique Sex, drugs and rock’n’roll piloté par Christiane Lahaie et Marie-Claude Lapalme, XYZ présente des textes de cuites, des gangsters à guitare, des spectacles épiques et, comme dans cette nouvelle Fanie Demeule, des adolescences tourmentées. La nouvelle est ce genre qui sait piquer là où ça fait mal, et le texte de Demeule, ainsi que ceux de ce magnifique numéro, nous rappelle qu’il faut parfois se garder de glorifier le passé.

Ce texte est présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

Une nouvelle de Fanie Demeule

I’m going to die very soon. Before my 21st birthday. I won’t live to be 21. I’m never going to be old.
— NANCY LAURA SPUNGEN

J’auditionne pour une troupe de théâtre à la rentrée. On me demande de préparer un court monologue de mon choix. Je répète une scène de La mouette, de Tchekhov.
J’oublie mon texte, foire mon audition, mais suis quand même recrutée. Je me suis toujours demandé quel court-circuit a eu lieu dans la tête du metteur en scène au moment où il a pris sa décision. Peut-être que mes yeux perdus, mes genoux chancelants l’ont convaincu. Peut-être a-t-il perçu une fêlure dans ma posture, une ombre dans ma voix défaillante.

La semaine suivante a lieu la première rencontre de troupe dans la salle de répétition, où la chanson Anarchy in the UK nous accueille de ses accords assourdissants. Cette année, on monte la pièce Sid and Nancy, inspirée des Sex Pistols. Du théâtre hyperréaliste, trash et intense; vraies cigarettes, vrai alcool, vrai tripotage. À cette annonce, tout le monde hurle, rit, tripe. Sauf moi. Je ne sais plus si je veux vraiment, mais une force étrange me cloue à ma chaise, m’empêche de partir.
Le metteur en scène dévoile la distribution des rôles. Il m’a attribué l’un des principaux: Nancy.

Nancy dont le prénom rime avec le mien, dont le nom de famille sonne cheap. Blondasse molle au regard vide, au sourire niais. Je me suis toujours sentie comme la niaiseuse de service.

Qu’un inconnu me rapproche de ce rôle concrétise un pressentiment qui m’habite depuis ma naissance: je suis conne. Ça se voit. On ne peut échapper à son destin.
Avant de quitter la salle, mon Sid, grand brun efflanqué, me dit que mon casting est parfait. Je ne sais pas quoi répliquer, quoi penser.

À la maison, j’enquête sur Nancy Spungen. Groupie finie, enfant violente, délinquante, sociopathe selon sa mère. Je tombe sur une photo de son corps mort affalé près d’une toilette. Fatalement poignardée, à vingt et un ans.
I don’t ever want to be ugly and old. I’m an old lady now anyhow. I’m 80. There’s nothing left. I’ve already lived a whole lifetime. I’m going out. In a blaze of glory.
On ignore si Nancy s’est suicidée ou si elle a été assassinée. Aucune preuve concluante contre Sid Vicious, lui-même décédé peu après.
Nancy me dégoûte, m’effraie.
Je ne suis pas, ne serai jamais elle. Un rôle impossible.

La première mise en lecture est désastreuse. Mon timbre criard tremble, le metteur en scène critique ma douceur inhérente. Je suis trop sage, je respire l’archétype de la collégienne parfaite que j’ai longuement travaillé. Un rôle primaire que je dois déconstruire. Je ne suis pas assez wild, pas assez désespérée.
Ce que mon metteur en scène ne sait pas, c’est que Nancy est là. Elle est cette chose que je veux cacher.

Le texte de la pièce est lourd. Je n’ai que quelques pages de répliques, mais je suis incapable de les mémoriser. Mon cerveau supprime les phrases au fur et à mesure. Les refuse.
Sans cesse je regarde mon Sid, mon metteur en scène, en quête du premier mot, d’un indice qui me permettra d’enchaîner.
Plus les répétitions avancent, plus mon regard s’embrume, s’éteint. Comme celui de Nancy. De grands yeux ronds d’égarée.

Je me retrouve télescopée dans une mise en abyme qui me donne le vertige. Je joue un rôle qui joue un rôle par-dessus le rôle que je joue continuellement dans la vie. Je sonne faux.

On me le dit, on me le répète. Parfois je sonne juste. De courtes éclaircies lorsque je me perds de vue et m’abandonne. Comme une échappée de soi.

Sid et Nancy. Première répétition: french dégueulasse. À refaire huit, neuf, dix fois. Faut que ça dégouline. Faut qu’on voie les langues, la salive depuis la dernière rangée. Allez, Nancy.

Je diminue mes portions. J’appréhende les pantalons de cuir, les bas résille et les crop tops que j’aurai à porter. Sur ses photos, le tronc graisseux et les bras flasques de Nancy me révulsent. Je ne lui ressemblerai pas. Ma maigreur délimitera une frontière infranchissable entre elle et moi.

Pendant une répétition, une fille de la troupe vient me voir:
—  Coudonc, t’as perdu pas mal de poids. Ça va-tu ?
— J’ai vraiment une grosse session, je suis fatiguée, c’est tout. T’en fais pas.

Je me retiens de tout désespoir: la moindre brèche pourrait m’inviter à m’effondrer pour de bon. L’abandon n’est pas envisageable. Si j’abandonne, je deviens Nancy. Je finis comme elle, guenille jetée à terre au pied de la toilette.
Nancy la loque. Larmoyante, puérile. Je sais que si je m’en approche trop, elle m’envahira. Le pacte est insoutenable.

Je réécoute la seule entrevue de Sid et Nancy sur YouTube, et plus je l’écoute, plus je nous trouve des similitudes. Nous sommes contrefaites, creuses et crasses. Vulgaires.
Ses lèvres luisantes et collantes qu’elle fait claquer pour la caméra. Shall we kiss for you?
Son chandail qu’elle retire devant l’intervieweur. Ses seins qui pendent, inconsistants.
Je m’entraîne à embrasser comme elle, à me déshabiller comme elle. À regarder Sid comme elle, avec des yeux d’aliénée.
I’ve been with Sid since the first day I got to England. And we’re partners in crime. We have good fun, we help each other out, you know?

Les gens de la troupe commencent à m’appeler Nancy. Par erreur, ça sort tout seul.
Mais je vois tout ce que le lapsus révèle.

On m’indique qu’à la fin, après le coup de canif de Sid, il me faudra m’étendre près d’un poteau, d’où giclera le faux sang. Je répète la chute, et chaque fois sens une étrange vibration lorsque j’approche mon ventre du poteau.
Il est électrifié, mais sans danger, on me l’assure.

Plus je me perds, plus je sonne juste. Plus je pleure backstage, barbouillant mon smokey eye entre deux scènes, plus je suis vraie.

Je dois m’étourdir en m’affamant, en me privant de sommeil.
Sur scène, il me faut être proche de l’évanouissement pour livrer ce qu’on attend de moi.
Je ne sais pas si je passerai le cap de mes vingt et un ans qui approchent.

Une coiffeuse vient nous visiter. Elle m’assoit sur une chaise, me drape d’une cape de vinyle noir. Elle raccourcit mes cheveux, me coupe une frange large, épaisse. Les ciseaux volent près de mes cils.
Elle termine en me brûlant la tête de peroxyde. Lorsque je ressors des coulisses, nous sommes de cette même race décolorée. Maudite.

Fin de la première représentation.
Sid m’expédie sa lame au ventre, et je m’écarte, titubante, pour échouer au pied du pilier électrique qui fait jaillir mon hémoglobine. Je baigne dans l’eau, le café, la bière et le faux sang, quand soudain la vibration se fait sentir, suivie d’un crépitement, d’une odeur de fumée. Le temps de comprendre, un courant sourd me traverse.
J’entends la fin du spectacle, couchée au sol, parfaitement immobile, comme on me l’a indiqué.
Applaudissements convaincus.
Sur scène, mon corps ne bouge plus. Il demeure recroquevillé. J’ai enfin compris comment jouer Nancy. Le sang continue de s’écouler de mon ventre électrifié, emportant avec lui mes dernières appréhensions. Nous sommes enfin réunies, elle et moi, dans une même chair.
J’entends déjà les compliments des spectateurs confondus, admiratifs: une interprétation exemplaire, on aurait dit la vraie Nancy Spungen. Alors mon cadavre blond se relèvera pour hurler au visage du public que je suis Nancy Spungen. Et que je ne vivrai pas jusqu’à vingt et un ans. Que je ne serai jamais vieille. Que de toute façon, je n’ai jamais voulu être laide et vieille.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 143 de la revue XYZ, la revue de la nouvelle.