La Fabrique Culturelle

La parole a-t-elle encore un pouvoir?

Revue «Relations»

Ce texte, tiré du numéro 811 de la revue Relations, est présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

Pour que la parole agisse, il faut résister à l’injonction de crier plus fort et la rendre plus lente, plus complexe, plus soignée.

Un texte de Valérie Lefebvre-Faucher

L’auteure, éditrice et écrivaine, a récemment fait paraître l’essai Procès verbal (Écosociété, 2019).

J’aime assez la cacophonie. Je trouve que la parole devrait être multiple, accessible et libre. Je l’ai voulue déchaînée. Nous avons travaillé collectivement pour la démocratiser, faire entendre des voix inaudibles et, c’est vrai, la technologie a facilité l’ouverture des vannes — pensons seulement aux mouvements de dénonciation d’agressions sexuelles. Je ne veux pas arrêter ce flux puissant.

Mais il y a quelque chose dans la communication exponentielle qui nous fait souffrir. Elle a le visage de notre souffrance. Par l’écran nous entrons dans un hurlement continu.

Nous sommes nombreux à réclamer du silence (et la déconnexion). Nous n’en pouvons plus.

Je crois que la douleur ne vient pas tant de notre intolérance au débat ni de l’abondance d’information. Elle révèle surtout une frustration; il y a décalage. Dans ce flot continu, nous vivons paradoxalement une expérience langagière et relationnelle insuffisante. Ce ne sont pas vos idées, vos témoignages libres, vos voix trop fortes qui me désolent: c’est leur enfermement dans la répétition et le publicitaire; c’est notre difficulté à nous croire, notre incapacité d’utiliser ce déluge de créativité et d’intelligence pour faire communauté. Une impuissance perpétuelle.

La production de contenu
Nous parlons le plus souvent comme de bons consommateurs obéissants. Nous nous rapportons par des publications régulières sur les médias sociaux, nous payons chaque jour notre dû en opinions et en données personnelles, nous succombons aussi à l’addiction d’apparaître. La vitesse, la pression à la publication, l’exigence constante de répondre: cela nous tient dans une parole obligatoire. Des moyens (technologiques, mais pas seulement) qui semblent libérer la parole la contraignent tout autant. Pouvons-nous prétendre déconstruire les rapports de pouvoir et favoriser la diversité de la pensée à travers des médias et des protocoles éditoriaux conçus pour la production industrielle? Quand Facebook, qui autorise plus ou moins sept réactions et cinq types de relations, fabrique automatiquement pour nous du contenu à publier, quand la valeur d’un article se calcule au nombre de réactions outrées? Quand il faut fabriquer au livre une image de marque? Dans ces structures, notre propos ne compte plus autant que notre intégration à un contenant, un moule. Et même nos débats les plus vifs se voient réduits à des questions de forme.

J’aime comment Dalie Giroux, parlant de notre rapport à l’espace, nous décrit comme des «êtres circulés» par des «machines à circuler» (La généalogie du déracinement, PUM, 2018); des êtres qui pensent que s’arrêter tue. Il se produit quelque chose de semblable avec la parole. La discussion rapporte plus si elle ne s’arrête pas: nous l’avons adaptée à la croissance capitaliste. Notre parole devient piston, alors que nous la voudrions rituel et science, lien et rupture.

Chaque fois que son abondance participe de la surproduction et de la surconsommation, la parole ne fait pas ce qu’elle a à faire. Nous parlons en êtres aliénés, et ce n’est pas de silence dont nous manquons, mais de sens.

Souvent, j’ai envie de faire grève. Ne plus participer au commentaire constant. Non pas me taire, mais descendre du wagon.

Paroles soignées
Pour que la parole agisse, qu’elle permette l’apprentissage et l’émotion et raconte le monde, des moyens existent. Nous les connaissons, mais nous nous en détournons pour miser sans cesse sur le courant de mots et d’images. Or les effets les plus profonds des mots ne sont pas immédiats. Il leur faut de l’écoute et du temps. Il nous faut aussi un contexte de partage et une éducation à la parole. Les profs, les médiatrices, les journalistes et mes collègues de l’édition ont toute mon admiration et mon empathie. Le flux de parole qui recouvre le monde a besoin de leur aide. Nous qui travaillons avec les mots avons appris un grand nombre de stratégies éditoriales pour permettre une parole vivante et vivable. Nous savons que l’émission d’un message ne clôt jamais un débat ou une histoire, que parler est souvent le début; nous savons qu’il faut accompagner les lectures, permettre des réponses. C’est ce savoir-faire, certes subjectif et imparfait, qui manque cruellement, quand la parole devient machinale.

Que faut-il faire une fois qu’une parole est lancée? Il faut encore des gens qui partagent leurs expériences et leur savoir, qui étudient l’histoire et les langues, qui écrivent en forme de ponts. Il faut des gens qui se lèvent pour déboulonner les statues, pour que les mots aient des conséquences.

Il faut des gens qui consolent et encouragent, qui accompagnent le long cheminement qui vient après une dénonciation, par exemple. Des gens qui s’excusent ou inventent des rituels de justice, de joie. La parole qui porte s’appuie sur tout ça.

Elle a lieu en nous et entre nous, peu importe la rapidité avec laquelle les machines nous la répercutent. Elle n’est pas profitable, ne gagnera pas d’élections, mais elle défait des engrenages. Soignons-la.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 811 de la revue Relations et fait partie d’un débat intitulé «La parole a-t-elle encore un pouvoir?» Le deuxième texte du débat, paru dans le même numéro, est signé par Philippe Néméh-Nombré et aborde le peu de valeur accordée à la parole noire.

Illustration de la couverture : Sandrine Corbeil

Crédit photo de la une: Daniel Sandvik via Unsplash