La Fabrique Culturelle

Poésie et territoire: 6 poètes se prêtent au jeu

Il y quelques mois, le Salon du livre de Bonaventure a lancé un défi à des autrices et auteurs: participer à l’écriture de poèmes sur le thème du territoire. Zachary Richard, France Cayouette, Jean-Christophe Réhel, Laura Englehart, Brigitte Lavallée et Joanne Morency ont répondu à l’appel. Pour sa part, Michelle Larouche a illustré le thème proposé.

Ce projet littéraire, intitulé Bouchées de poésie, est né du souhait des organisateurs du Salon de mettre en valeur la poésie tout en la rendant plus accessible. Les six «bouchées» (poèmes) ont été imprimées et distribuées dans différents lieux publics de la Baie-des-Chaleurs, en plus d’être affichées devant l’hôtel de ville. Quand l’équipe du Salon nous a proposé de publier ces œuvres inédites et singulières sur notre site, nous avons évidemment sauté sur l’occasion.

Crédits : Michelle Larouche. * Le texte lié à cette illustration se trouve à la fin de l’article.

 

Bonaventure
Par Zachary Richard

Sur la grève des Chaleurs,
Les vagues salées de larmes
Dissoutes par les siècles

S’écrasent sur les cailloux,
Comme les soupirs
Mon arrière-grand-mère,

Traînée de force à bord
Le bateau de sa misère.
Un grain de sable

Parmi tant, propulsé
Dans le marais descendant
Qui allait l’emmener

Sur ses rives étrangères,
Après tant d’années,
Moins troublées:

L’île George, Cap François,
Nouvelle-Orléans et
Le poste des Attakapas

Où elle pouvait enfin dormir
L’œil fermé. Sa mémoire
Marquée au fer ardent

De cette haine qui l’a arrachée
De sa maison paisible de Malpèque,
Le souvenir de Restigouche

Tenu si serré entre ses bras
Que le sang ne peut couler.

Le souvenir transmis
À travers ses chromosomes
À son fils et son fils à lui

Qui était mon grand-père à moi.

Le désarroi du voyage oublié
Mais dans la moelle de mes prières
Il reste enfoncé

Comme une épine
Grande comme un sapin rouge
Éclairée à la lumière

De sa ténacité féroce.

Un jour à la fois:
D’abord il fallait se nourrir
Et s’habiller, et garder l’espoir

Des jours meilleurs,
Pour qu’un de ces jours
Son arrière-petit-fils puisse

Apprendre son histoire
Et en la gardant vivante
Lui rendre hommage.

Il n’y a pas de raison
Qui explique l’amour,
La science du cœur

Ne suivant aucune consigne
À part la sienne,
La main de l’oubli

Empêchée de frapper
Grâce au courage
D’une mère qui

Donne sa vie
Pour sauver son enfant.

Hors champ  
Par France Cayouette

les galets se prennent pour des objets perdus
il n’y a plus que les éoliennes en route
vers la rondeur du monde
les mains portent la fatigue des villes anciennes

pour seul vêtement de rechange
un drapeau blanc

le ciel nous remise
invente des fenêtres
pour nos fronts

nous rentrons
regardons le silence
sculpter ses fruits

peau contre peau
la lumière
les choses
les heures

le cœur s’accomplit hors champ

lorsque le soir nous retourne
nos gestes coulent enfin à l’intérieur de nous

nous empruntons des traces à flanc de colline
caravane
roux des renards
néant des phalènes

nous ajustons la cadence
prions la nuit
de nous relire de dos
syllabe par syllabe
effaçons la légende au bas du paysage

laisser le vent tourner les pages d’un herbier
soulève l’enfance sur les épaules du bleu

nous gambadons incognito
nos bicyclettes et l’aube
appuyées
là où bifurque le poème

Tapis
Par Jean-Christophe Réhel

Comment ça va?
Ça fait longtemps qu’on ne m’a pas demandé ça
À Cap-d’Espoir
Sur le bord de la 132
Un monsieur a construit
Cinq petites maisons avec vue sur la mer
Cinq maisons de couleurs différentes
Ma blonde a loué
La noire
Le monsieur nous offre
Des œufs de poule et des chats
Veux-tu un chat? Je peux te donner un chat!
Ici
La nuit c’est l’aube
C’est tout le temps l’aube
C’est tout le temps l’heure
d’aller chercher la crème de cortisone pour tes pieds
Les dizaines de piqûres sur tes pieds
C’est le territoire
Comment ça va?
Ça fait longtemps qu’on ne m’a pas demandé ça
Ici
Le soleil se lève aux cinq minutes
Ici
On ne mange que des omelettes
On vole le bois coupé des voisins
Il est tout le temps humide
On brûle le tapis de l’entrée
On laisse 30 piasses sur la table de cuisine
À midi
On trouve un œuf vide sur la plage
On entre tous les deux dans l’œuf
On fait une sieste
Dans mon rêve
Tu me tiens le bras
Le feu s’allume tout seul
Je suis dans une librairie
Le libraire ne m’aime pas
Celui-là ne m’aime pas
Tu me dis
Comment ça va?
Ça fait longtemps qu’on ne m’a pas demandé ça
Ça va merci
Toi?
Est-ce que ça va?
Veux-tu un chat?
Je peux te donner un chat
Ou l’amour d’un chat
Ou un tapis
L’ombre d’un tapis tissé dans le rare crépuscule
Je cherche longtemps
Je cherche des années
Je reviens
Je suis très vieux
Tu es vieille aussi
Mais tes pieds n’ont pas changé
Ils ont la même couleur qu’aux cinq minutes
Et il fait noir
Cette nuit-là il fait noir
Et on se tient par la main
Dans la même main
De la même maison.

Le poème .price or place est également traduit en Mi’gmaq et en français.

.price or place
Par Laura Englehart

stories hurt,
stories heal.
tell yours & you will feel.
these wounded angels,
grew tired of protecting.
guardians of lands,
distributed in bands.
bleeding bellies,
burning oil.
these are her tears
that fuel your fears.
sacred sacrifices,
to keep you warm.

 .telawtig gisna ta’n eteg
Par Laura Englehart

agnutmaqann gesitesgl,
wetnijgin agnutmaqan
tlua gi’lewe’l na ulgwija’lultal.
ula ansale’wijig asgaiujig na gispn’tijig ta’n teliangweugsi’gw.
nujiango’tmi’tij maqamigal ugjit gm’tginaq.
maltewiaqal ugtlamiul aq nu’gwatu’tij mimei.
ula na negm ugsaqpigu’nl ta’n pitgmatmuatl ta’n goqwei jipatgl.
ta’n goqwei welp’smugsi’gul na ta’n weitaigul gis’gitnmo’ltimgewe’l.

(Traduction de l’anglais: Clara Martin et Taie’n Mise’l)

.prix ou lieu
Par Laura Englehart

les récits lacèrent,
les récits guérissent.
raconte-toi & tu sauras.
anges meurtris,
à bout d’avoir tant veillé.
gardiens de la terre,
en bandes écartelés.
ventres en sang,
pétrole en flammes.
les pleurs qu’elle verse,
carburant de tes peurs.
immolation sacrificielle,
pour au chaud te garder.

(Traduction de l’anglais: Catherine Ego)

Fenêtre
Par Brigitte Lavallée

lorsque l’air frôle la lumière
la brise se joue du désordre de tes cheveux
des écharpes dénouées
des rubans perdus
tu dérobes les territoires de l’aube telle une orpheline

je te vois
violoncelle au milieu de l’océan
nue
et rien d’autre

chavirée par l’improbable mémoire
le prisme de l’indicible façonne le paysage
en une suite de pellicules qui compose ta vie

qu’est-ce qui effleure l’horizon
sinon les mots que tu cherches
pour dire ce qui est?

n’as-tu pas mesuré les couleurs
le poids du ciel?
chuchotement de sel
tourbillon de pétales
confidences méconnues

remuer les fièvres
les perles froides des dialogues sans issue

te réveiller
les larmes enfoncées
dans les îles
qui tapissent ta poitrine

puis
tu te revois à écrire
dans cette chambre
qui parle et qui respire
comme algues entre les roches

tu rêves d’une trêve
un espace ouvert
quelque chose comme une fenêtre près du cœur

une ligne dans ton cahier
comme seule ancre au présent 

Bleu
Par Joanne Morency

Le désordre apparent des cailloux et le bleu évadé de toute forme.
Tu regardes le ciel se répandre.
Espace respirable.
Tu fais du paysage ton habitation.
La grève épèle sans cesse tes premiers pas.
Tu laisses entrer ton ombre dans l’argile.
Et le vent se reconstruit, jour après jour.
Rien ne semble enclin à se presser.
Là où la rivière se donne à l’immensité, un monde s’ouvre en toi.
Des courants fécondés sous leur voile.
Tu poursuis l’écho d’anse en anse, de cap en vallée, d’hirondelle en hirondelle.
Tu n’as pas à choisir entre les flots et le roc.
Entre monts et lagunes.
La mer te rappelle un ancêtre aux passions surhumaines.
Ses rivages forment une traînée dans le cosmos.
Ton sommeil soupesé par les vagues.
Une aube se joue, à même l’horizon.
La lumière à venir, dans cette langue infatigable des nuages.
Et l’on devine, à ses arômes, l’humeur du temps.
Tu vis dans le poumon d’une autre vie dont tu effleures à peine la démesure.

Territoire
Par Michelle Larouche

(* Texte lié à l’illustration d’ouverture)

Les frontières sont des lignes fictives, qui limitent ou invitent.
Dans le sens géographique, cette notion m’interpelle peu puisqu’elle fait référence à des limites établies et immuables.

Alors qu’en est-il de mon territoire?

Mon territoire prend racine dans mon espace intérieur; il est celui où j’ai envie d’être, de m’ancrer; celui où je me réfugie; celui dont je prends soin… Celui que j’ai envie de faire découvrir, parce qu’il est rempli de beauté… parce que je l’aime. Ses limites sont évolutives.

Je prends soin de mon espace, je prends donc soin du tien. Tout comme les cellules de mon corps partagent le même sang, le même oxygène, malgré les frontières, nos territoires se chevauchent, et je partage la même eau, le même air, la même terre que toi.

En m’enracinant dans mon propre territoire, je me sens solide, et la crainte de l’autre s’efface. Chérir mon territoire, c’est chérir la terre entière.