La Fabrique Culturelle

L’odeur

XYZ. La revue de la nouvelle

Ce texte, tiré du numéro 138 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle, est présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

Un texte de création écrit par Claire Legendre

Je connais cette odeur. La première fois que je l’ai sentie, c’était en 2001 chez mon grand-père. Sa femme était morte avant lui, brutalement, le laissant seul, sidéré et dépendant — les hommes de sa génération avaient fait la guerre, mais ne savaient rien faire, ni à manger, ni le ménage, ni les courses. Son chagrin a vite rongé les quelques forces qu’il lui restait et il a gardé le lit le plus clair de son temps. Au bout de quelques mois, il a commencé à se pisser dessus.

Je ne sais plus comment c’est arrivé. Un jour, en arrivant chez lui, ça sentait. L’appartement qui donnait sur le parc, qui avait été un havre pour moi dans mon enfance parce qu’il y avait un chien, des peupliers qui faisaient de l’ombre et du chocolat dans le placard, est devenu ce phare anxiogène en haut de la colline où il faudrait aller se recueillir chaque week-end après nos semaines de vie, et notre seule récompense pour le travail accompli à l’école serait de contempler dans l’œil de Papy la profondeur de l’abîme. Sa détresse, sa solitude, son incompréhension, sa peur de la déchéance et de la mort. Sa femme de ménage, ses infirmiers, sa fille, la concierge. Son chien que nous avons fini par donner aux voisins. Sa morphine qui lui rendait tout cela supportable. J’aurais aimé y goûter moi aussi pour supporter de le voir comme un christ en croix sur son lit, attaché pour ne pas tomber, avec ma mère qui crie «tu t’es encore enlevé la couche!» Et je la plains parce qu’elle va devoir lui en mettre une autre. Je ne sais pas s’il est encore assez lucide pour éprouver de la honte.

Nous avons eu souvent cette conversation, Maman et moi. La sangle. Faut-il lui mettre une sangle? L’infirmier veut lui mettre une sangle. Papy est encore tombé. Il risque de se faire mal. Comme si l’on pouvait être plus mal. Notre inquiétude, notre culpabilité. Plus tard, quand il a été mort, il m’est arrivé de rêver qu’il vivait encore, et c’était un cauchemar, je me disais: il va falloir recommencer. Il va encore falloir vivre sa mort.

Le dernier mois, Papy était presque gai. Les doses de morphine étaient telles qu’elles écrasaient tout en un râle ravi, sourire aux anges, il me parlait de sa femme qui l’attendait près d’un arbre, avec des chèvres. Il disait «quant à moi ma Raymonde est un gage de bonheur à venir».

Après la mort de Papy, nous avons vendu son appartement, où l’odeur avait persisté malgré les ménages successifs. Je me suis installée avec mon fiancé dans un appartement sur la même colline, près du parc où parfois je croisais encore le chien, qui ne me reconnaissait plus.

J’avais du temps dans mes semaines d’études, j’ai voulu donner quelques heures aux vieux. Les vieux me manquaient. J’avais le sentiment de savoir m’y prendre avec eux. Moi qui n’ai jamais su y faire avec les enfants, j’avais pour les vieux une empathie immédiate. Je connaissais leur rythme, leur politesse, leur fragilité, je savais leur sourire. Il y avait près de chez nous un de ces mouroirs de luxe qui ont fleuri sur la Côte d’Azur, je suis allée y offrir mes services. Au début, je m’en tenais à la visite en chambre. On m’avait orientée vers Delfina, une vieille Italienne édentée qui n’avait plus de famille et que je me suis mise à aimer. Elle avait travaillé dans les rizières à douze ans, puis elle avait fini femme de ménage. Son fils était mort dans un accident de voiture et son petit-fils, d’une overdose d’héroïne. Je lisais dans ses yeux la dureté de sa vie, je peux encore voir son visage aujourd’hui, maigre et dur, et ses yeux clairs douloureux comme ceux d’un oiseau surpris d’avoir été capturé. Je me suis fait engueuler parce qu’on se tutoyait. Delfina parlait mal le français. Parfois je baragouinais de l’italien. On se comprenait et ça semblait déjà miraculeux.

Je venais une fois par semaine. Quand j’entrais dans le bâtiment, c’était l’odeur, tout de suite. Puis on s’habitue, on s’enhardit. Le nez doit aussi posséder sa propre faculté d’abstraction.

Après quelques semaines on me confia un atelier de tricot, même si je ne savais pas tricoter. Puis un atelier d’écriture où on se racontait des histoires que je prenais en note. Les vieux s’engluent dans les souvenirs. Ils perdent l’imagination. Je leur demandais «quelle est la couleur des yeux et des cheveux de votre personnage?», ils répondaient «Comment voulez-vous que je le sache?» Nous avons écrit deux contes fantastiques. C’était un prétexte à réunir sept ou huit dames heureuses de quitter leur chambre une heure plus tôt.

Le plus difficile, c’était lorsqu’elles me proposaient de rester manger. Le réfectoire, qu’on s’entêtait à appeler une salle de restaurant, se remplissait alors d’une soixantaine de convives dont quelques-uns étaient en fauteuil roulant, qu’il avait fallu descendre par l’ascenseur embouteillé. D’autres semblaient autonomes, mais quittaient la table pour s’enfuir sans crier gare: le délire des alzheimer est souvent ambulatoire. Je prenais la main de monsieur Larosa et je le remettais dans le bon sens. Il repartait ainsi se promener jusqu’au bout de la pièce, jusqu’au mur. J’aidais à placer les fauteuils. À calmer les conflits improbables qui éclataient ici et là à coups d’insultes étrangement véhémentes. Je n’avais jamais fréquenté que des vieux bien élevés qui se faisaient un devoir de me donner l’exemple. Je découvrais qu’ils pouvaient aussi se hurler des noms d’oiseaux et se jeter de la purée comme à la maternelle. Certains filtres tombaient. Puis la dame en rose remplissait mon assiette et il fallait manger. L’odeur était toujours là, plus prégnante, plus vive que jamais, démultipliée par le nombre des convives. Je regardais leur bouche, leur maladresse. Je leur souriais. Je volais parfois à leur secours quand ils échappaient une bouchée. Puis j’avalais.

Lorsque je quittais la maison, en début d’après-midi, après avoir raccompagné Delfina dans sa chambre, embrassé Suzanne, remis monsieur Larosa dans le sens de la marche, je me sentais légère et bonne. Il y a quelque chose d’expiatoire dans les actions bénévoles. Je n’avais jamais envie d’y aller, mais j’en sortais toujours pleine de gratitude. Peut-être aussi espérais-je secrètement que si je partageais leur souffrance, leur sort me serait épargné.

Un jour, Delfina est morte. Je suis arrivée trop tard. La semaine d’avant, j’étais en vacances à Rome. J’avais repoussé ma visite de quelques jours en rentrant, pour prolonger un peu la légèreté des vacances. On m’a appelée ce matin-là pour me dire «c’est imminent», et j’ai pris le temps de me doucher, de m’habiller, comme si mon odeur, mon apparence avaient la moindre importance. Quand j’ai franchi le seuil de sa chambre, ça faisait quinze minutes.

Je suis allée à l’enterrement de Delfina. Nous n’étions pas nombreux. Peu à peu j’ai cessé d’aller voir les autres vieilles dames, qui me rappelaient celle que j’avais aimée. Je ne l’ai pas fait exprès, au fil des semaines mes visites se sont espacées. On a beau confronter le pire, on sait qu’il nous rattrapera bien assez tôt. L’empathie s’était muée en angoisse. L’odeur devenait menaçante. Puis je suis partie vivre à l’étranger. Elles ont dû mourir. Monique et son rouge à lèvres orange. Suzanne, sa voix douce, ses chandails roses et ses boucles toujours bien mises. Ses joues duveteuses. J’avais dit que je leur écrirais.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 138 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.

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