La Fabrique Culturelle

Est-ce que pleurer, c’est résister?

Une liste de lecture des Libraires

En complément à la deuxième saison des balados La vie secrète des libraires, nous avons demandé aux Libraires de nous suggérer d’autres livres tentant de répondre à la même question que celle qui est posée dans l’enquête. Les libraires ont également inclus quelques propositions éclair, selon des catégories originales qui sont expliquées à la fin du billet.

Voici leurs propositions en relation avec l’épisode portant sur Trente, de Marie Darsigny, où l’on posait la question suivante: est-ce que pleurer, c’est résister?

1. Désormais, ma demeure, de Nicholas Dawson (Triptyque)

Avec ce récit de soi, Nicholas Dawson se penche sur ces communautés (littéraires ou non) qui existent à la limite de l’innommable, près de l’inconfort et des mots qui ne servent à rien, sinon à balbutier ce qui souffre dans la marge. Les différents genres qui traversent le livre — essai, roman, livre d’art, poésie — approchent chacun à leur façon la difficulté de la mise en récit des décalages que creuse la dépression.

Or, si l’auteur donne voix à la pluralité des blessures qui animent les pleurs de son alter ego, c’est d’abord pour lier sa solitude à celle des autres, mais aussi pour y tisser une forme de solidarité. Il apparaît ainsi nécessaire de reconnaître la singularité de chaque expérience dépressive afin d’en saisir les liens sensibles, l’intersectionnalité. Le racisme et l’homophobie hantent la dépression que Dawson explore, comme autant de systèmes d’oppression vecteurs de violences symboliques et de mal-être identitaire.

En ce sens, oui, pleurer, c’est résister à un contexte qui encourage la désensibilisation. Où apprendre à accueillir ses larmes au-delà de la honte et l’isolement, c’est accepter sa vulnérabilité, afin d’en consteller les possibles formes de résilience.

Catégories éclair

Propositions de David Berthiaume-Lachance (Librairie Paulines, Montréal)

2. Ouvrir son cœur, d’Alexie Morin (Le Quartanier)

Trente, de Marie Darsigny, et Ouvrir son cœur, d’Alexie Morin, sont deux autofictions qui partagent une douleur passée — Darsigny a écrit son livre à la suite des dark waves, tandis que Morin a tenté de comprendre ses réminiscences. Morin raconte son enfance dans un village reculé où tout écart est montré du doigt. Elle était atteinte de strabisme. De la différence vient le sentiment que le corps est inapte, impropre. Elle n’a qu’une amie, qui souffre de problèmes cardiaques, et leur point en commun est la chirurgie.

Ouvrir son cœur est le récit sans fioriture d’un premier âge contenu dans l’angoisse — ne pas savoir vivre —, ponctué de son amitié fusionnelle, de ses chirurgies, de ses peurs. Ce «je» féminin qui clame la fêlure fait la force de l’œuvre, car de coutume, ce sont les penchants délétères masculins qui sont déifiés. Cette voix de la Femme qui s’écrie dans la douleur forme un modèle pour les suivantes. J’ai envie de remercier Alexie Morin pour cette générosité dans la faille: chaque lecteur ayant vécu un semblant de ce mal a pu s’y reconnaître et se sentir accompagné.

Catégories éclair

Propositions de Magalie Lapointe-Libier (Librairie Paulines, Montréal)

3. Je ne tiens qu’à un fil, mais c’est un très bon fil, de Sylvie Laliberté (Somme toute)

Sylvie Laliberté relate, dans ce livre mignon, simple et authentique, des bouts de son existence. Tout en s’amusant à renverser les mots et les maximes, elle propose des réflexions et nous amène également à penser. Malgré un ton léger qui se déploie tout au long du texte, l’autrice aborde tout de même des sujets plutôt crève-cœur: la solitude de l’enfance, la pauvreté, l’amour, la vieillesse et la mort, entre autres. De l’ensemble de ces phrases et images qui se succèdent lentement se dégage une ambiance de cocon où il est permis de se laisser aller un temps, question de ne pas imploser. Verser des larmes, c’est assumer les torrents, les crises. «À chaque jour suffit sa peine. Mais il arrive qu’un seul jour ne suffise pas à ma peine. Alors je ne me gêne pas, je prends deux ou trois jours de plus.»

Catégories éclair

Propositions de Sylvianne Blanchette, Librairie Pantoute (Québec)

4. Une joie sans remède, de Mélissa Grégoire (Leméac)

Les larmes n’écrivent pas. Mais la douleur qui les cause est un moteur inépuisable de création littéraire. À la croisée de deux Marie — l’une narratrice (Trente), l’autre personnage (Une joie sans remède) —, malgré des univers et des styles d’écriture à des années-lumière se révèle un même besoin de parcourir la souffrance jusqu’aux capillaires et de trouver son souffle dans les mots des autres. Au bord du gouffre d’un deuxième épisode de dépression et d’épuisement professionnel, la Marie d’Une joie sans remède refuse de se laisser aspirer par la noirceur. Loin d’ériger d’avance le mur symbolique de sa fin de vie, ébranlée parfois par les mots durs de sa mère qui la ramènent sans ménagement à l’image de feuille tremblante qu’elle projette, elle cherche auprès des gens de son intimité — dans la résilience inspirante de sa grand-mère, les timides moments de lumière du quotidien, la chaleur de son chat Saturne, les mots d’Etty Hillesum, l’écoute de son psychiatre — un profond souffle de vie.

À la croisée de deux Marie, des œuvres de femmes puissantes qui témoignent d’une seule et même nécessité: celle d’une résistance vulnérable par des mots libres.

Catégories éclair

Propositions de Josianne Létourneau, Librairie du Square (Montréal)


Petit lexique des catégories éclair

· Même heure, même poste. Un livre québécois dans la même lignée que l’œuvre principale et qui répond à la question.
· Le monde à l’envers. Un livre québécois complètement différent de l’œuvre principale et qui ne répond pas à la question.
· En vers et en prose. Un titre québécois qui fait office de pendant poétique à l’œuvre principale si celle-ci est en prose, ou un titre québécois qui est un pendant prosaïque à l’œuvre principale si celle-ci est de la poésie.
· Autres temps, autres mœurs. Un titre québécois qui aborde les mêmes thèmes que l’œuvre principale, mais dont l’action se déroule à une époque antérieure (un livre historique, par exemple) ou ultérieure (comme un livre de science-fiction).
· Une image vaut mille mots. Un titre québécois qui aborde les mêmes thèmes que l’œuvre principale, mais du côté des albums jeunesse, des livres illustrés ou de la bande dessinée.
· Ça commence pareil. Un livre québécois, peu importe le genre, qui est jugé pertinent et dont la première lettre commence par la même lettre que l’œuvre principale.

Photo de la une: Aziz Acharki via Unsplash