La Fabrique Culturelle

La culture par les fraises

Revue Continuité

Ce texte, tiré du numéro 163 de la revue Continuité, est présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

À Lac-Édouard, en Mauricie, trois entrepreneurs ont acquis un domaine historique pour lancer une production fruitière. Leur plan d’affaires: cultiver à la fois la terre et la mémoire de ce lieu unique.

Un texte de Mélanie St-Hilaire

Simon Parent a trouvé un champ pas comme les autres. On y plante des fraisiers… et on y récolte des biens patrimoniaux! Le président de la société agricole Novafruit cherchait un site au climat nordique pour produire des fraises hors saison, à récolter en juillet, quand les variétés d’été s’épuisent alors que celles d’automne se font encore attendre. Une idée folle a alors germé. Près du village de ses grands-parents maternels se trouvait un sanatorium déserté avec une ferme en friche, où il allait jouer enfant. Pourquoi ne pas s’y installer?

En 2014, l’agriculteur prenait racine à Lac-Édouard, sur les hauts plateaux laurentiens, entre Québec et le Lac-Saint-Jean. Avec son frère Éric et son ami David Lemire, il acquérait le site historique: 16 hectares comportant 13 bâtiments du début du XXe siècle. D’aucuns auraient rasé ces ruines. Les partenaires ont plutôt choisi de les restaurer une à une, ce qui leur a valu le prix Projet remarquable, remis par Action patrimoine, en 2019.

On s’est vite rendu compte que cette terre venait avec divers patrimoines qui méritaient d’être mis en valeur, explique Simon Parent. On a donc élaboré un concept unissant nature, culture et agriculture.

Entre loisir et santé

Avec ses quelque 190 habitants, la municipalité de Lac-Édouard est un infime point sur la carte. Au début du XXe siècle, toutefois, c’est un haut lieu de villégiature pour le «beau monde». Lorsque le chemin de fer relie Québec au Lac-Saint-Jean, vers 1885, les Américains cossus se pâment pour ce paysage idyllique. À la pourvoirie locale, le Paradise Fin and Feather Club, ils affluent pour pêcher la truite mouchetée. Florenz Ziegfeld, producteur de cinéma et de comédie musicale à New York, bâtit sur une île du lac sa résidence estivale, arrivant au village chaque année dans son propre train à huit wagons. Il installe même une salle de cinéma au sanatorium, projetant ses films en avant-première aux patients!

En effet, Lac-Édouard est aussi un lieu réputé de traitement de la tuberculose. Depuis 1909, son sanatorium, parmi les premiers à ouvrir au Québec, offre une cure d’air frais à 400 mètres d’altitude. Il se targue du plus haut taux de guérison au pays. «L’esprit de communauté y est très fort. Malades, docteurs et infirmières mènent ensemble une bataille pour la vie», raconte Simon Parent. Dans les années 1930, jusqu’à 225 patients et 100 employés y sont logés et nourris en autarcie quasi complète. L’établissement ferme en 1968, rendu caduc par la découverte d’antibiotiques. Il est converti en centre de réadaptation, puis en base de plein air, avant d’être abandonné vers l’an 2000.

Un site à remettre sur pied

Lorsque les propriétaires actuels s’y pointent, la propriété est en perdition. La broussaille a envahi les champs au point de masquer la grange. Les maisons sont placardées; les fenêtres de l’hôpital, fracassées. Le terrain est jonché de toilettes et de carcasses de voitures renversées. Le village sanatorial, parmi les derniers du genre à subsister en Amérique du Nord, est devenu un site fantôme livré aux squatteurs.

Tout en plantant les premiers fraisiers, l’équipe rétablit l’électricité et l’eau courante. Puis elle entame la restauration des bâtiments les plus utiles à court terme. L’écurie de 1909 est remise en état, ainsi que la monumentale grange-étable construite en 1925.

«C’est une des plus belles au Québec. Là où on entreposait le foin, on se croirait dans une cathédrale!» Suivent le garage et la maison voisine, autrefois partagée par le fermier et le cocher. L’équipe tente de recréer le style d’origine, enseveli sous les couches de matériaux. Ainsi, elle donne aux bâtiments agricoles la couleur sang-de-bœuf et le toit argenté typiques des fermes du Vermont, qui s’en rapprochent par le design.

Avant
Après

Les secrets de la guérison

Les trois entrepreneurs parviennent à trouver des sources de financement externes au réseau du patrimoine. Les ministères québécois et canadien de l’Agriculture contribuent à la réfection de la grange, notamment par un programme «multifonctionnalité» qui appuie le maintien du paysage rural. Une subvention en tourisme permet de rénover trois maisons, qui devraient ouvrir comme gîtes en 2020.

La clé de notre succès? On restaure toujours un lieu pour s’en servir, résume Simon Parent.

La grange-étable accueille désormais un entrepôt réfrigéré ultramoderne ainsi que des salles de semis, de nettoyage et d’emballage. Quant à la maison, elle est devenue un café-musée et un gîte chaleureux pour les touristes. Une étudiante de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) réalise actuellement une étude du site qui guidera les prochains efforts de conversion.

Aujourd’hui, le San station boréale — sa nouvelle appellation — poursuit la mission agricole et touristique de Lac-Édouard. Il emploie une quinzaine d’ouvriers saisonniers pour la culture des fraises. Il produit en plus une variété de légumes destinés aux marchés locaux et élève des espèces patrimoniales, comme la poule chantecler. Les visiteurs peuvent goûter à cette vie champêtre, mais aussi s’échapper dans la nature sauvage de l’arrière-pays. Tentes au bord de l’eau, expéditions en canot, sentiers de randonnée…

Avant
Après

Avoir un lieu dans le sang

«Mon grand-père a passé sa vie à faire découvrir cette région aux touristes. Je reprends désormais sa vocation», dit Simon Parent en souriant. Ses ancêtres Armand et Béatrice Simard tenaient un hôtel à la gare de Lac-Édouard. Lui gérait le club de chasse local; elle savait danser le charleston. Le San, c’est aussi leur héritage.

Pour un citoyen sans fortune personnelle, restaurer un tel patrimoine peut sembler impensable. «C’est l’œuvre d’une vie, convient Simon Parent. Mais ça se fait. On avance au pic et à la pioche, à mesure qu’on a les moyens. On développe notre vision tout en prenant les étapes une à une, chaque bâtiment étant restauré en fonction de son nouvel usage.» Le résultat est stimulant.

Préserver le passé, c’est aussi protéger l’avenir. En témoigne un autre élément précieux du patrimoine de Lac-Édouard: une jolie bête longue de 10 centimètres au plumage noirâtre. Le martinet ramoneur, une espèce menacée, a élu résidence dans la cheminée de l’ancienne chaufferie du sanatorium. Avec l’aide de trois organisations écologistes, le San a investi pour restaurer la structure, qui abrite une centaine d’individus. Cet été, des oisillons sont nés dans deux nichoirs naturels des environs. Ça ne s’était pas vu depuis un demi-siècle…

Mélanie St-Hilaire est rédactrice agréée.

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Crédit: Romain Lasser

Crédit image de la une: Le San- Station boréale