La Fabrique Culturelle

Trad: ces instruments venus d’ailleurs

Musicologie de comptoir au festival La Virée

Arrivés de loin, de nouveaux instruments brillent sous les projecteurs de la scène trad. Rencontre avec ceux qui les ont adoptés, sur fond de festival La Virée, en Gaspésie. 

À chaque pulsation, on peut voir vibrer les murs de la microbrasserie Le Naufrageur, à Carleton-sur-Mer. Les musiciens de la formation De Temps Antan ont mis la gomme dans les basses, et les tapements de pieds sonnent pesant. En ce samedi soir de l’Action de grâce, il est impossible d’ignorer que le festival de musique trad La Virée bat son plein, comme chaque automne depuis 19 ans.

Sur le plancher de danse, on saute et on fait des crochets à qui mieux mieux. Sur scène, David Boulanger mène la fête au violon, accompagné de ses comparses Pierre-Luc Dupuis à l’harmonica et Éric Beaudry au bouzouki.

De Temps Antan à La Virée
Les gars du trio De Temps Antan, au Naufrageur, pendant La Virée. Photo: Estelle Marcoux

Du bouzouki… Wikipédia indique qu’il est «souvent considéré comme l’instrument national de la Grèce». On en croise de plus en plus dans la musique traditionnelle québécoise, tout comme le banjo, la flûte irlandaise et le tambour à mailloche, dit «bodhrán». Au travers de quel périple sont-ils venus enrichir l’humus du terroir musical québécois?

Plutôt que de s’interroger en solo au comptoir, autant convier les principaux intéressés, les musiciens. Ça tombe bien: dans un festival, on en croise plein.

Éric Beaudry au bouzouki
S’accompagnant de son bouzouki, Éric Beaudry entonne une chanson durant le spectacle du groupe De Temps Antan. Photo: Estelle Marcoux

Être ou ne pas être un bouzouki

Dans les 20 dernières années, l’instrumentation trad a changé, raconte Éric Beaudry, attablé devant un verre en face du Naufrageur. «Avant, dans les milieux ruraux ou en ville, les musiciens n’avaient pas la chance de sortir et de rencontrer d’autre monde. Tu jouais ce que tu connaissais et c’était assez restreint. On avait le choix entre le violon, la guitare, l’accordéon ou le piano.»

C’était avant les années 50 et 60. «Ensuite, la mandoline est arrivée, puis le banjo, parce que c’était un instrument propice à jouer des reels, poursuit-il. Les instruments qui sont arrivés après, c’est parce qu’on voyage ailleurs maintenant et qu’on découvre d’autres instruments. Ça nous inspire, et on ramène ça chez nous.»

Bouzouki, bouzouki irlandais, cistre ou octave-mandoline? Les noms varient pour désigner ce que, souvent, on appelle ici simplement un bouzouki, précise Thierry Clouette, membre de l’ensemble É.T.É.

Thierry Clouette au bouzouki
Le bouzouki est l’instrument principal de Thierry Clouette au sein de son groupe, dont le nom vient du prénom de ses trois membres: Élizabeth, Thierry et Élizabeth. Photo: Estelle Marcoux

Peu importe la dénomination officielle de l’instrument, on comprend l’élan des musiciens pour sa sonorité, qui rayonnait lors de la prestation du trio en ouverture de La Virée.

Le trio É.T.É. à la Virée
Les pièces enlevantes proposées par Élizabeth Moquin, Thierry Clouette et Élizabeth Giroux ont ravi les spectateurs au 5 à 7 d’ouverture de La Virée. Photo: Estelle Marcoux

Les musiciens trad tournent énormément à l’étranger. Éric a eu un coup de cœur pour son bouzouki chéri au contact de groupes originaires d’Irlande dans les festivals folk de l’Ouest canadien, il y a une vingtaine d’années. Presque au même moment, Dominic Lemieux, membre fondateur des Tireux d’roches, est lui aussi tombé en arrêt devant ledit instrument dans un festival de musique du monde qui avait lieu en Europe.

Les Tireux d'roches à La Virée
Au centre, Dominic Lemieux chante tout en jouant du bouzouki. Les très estimés Tireux d’roches proposent des airs et des chansons trad aux influences variées depuis leurs débuts. Photo: Estelle Marcoux

Avant d’arriver au Québec, le bouzouki grec est passé par l’Irlande. ll s’est retrouvé par hasard entre les mains de musiciens traditionnels influents dans les années 60. Ces derniers ont collaboré avec des luthiers pour le modifier et lui donner davantage de basses fréquences, question de mieux l’intégrer à la musique traditionnelle du pays de la Guinness.

Dans sa métamorphose, le bouzouki grec est entre autres passé de trois cordes doubles à quatre, puis à cinq. La caisse de résonance a été agrandie et aplatie à l’arrière, et on a raccourci le manche. Un nouvel instrument est né — ou plutôt deux: le cistre (à cinq cordes doubles) et le bouzouki irlandais (à quatre cordes doubles).

L’instrument est un croisement parfait entre la guitare et la mandoline. Il permet d’accompagner, d’appuyer le rythme et d’être soliste à l’occasion. «Je peux l’accorder en open tuning, ce qui permet de pouvoir jouer toutes les cordes ouvertes et de faire en même temps des mélodies sur la petite corde. Et contrairement à la guitare, on ne perd pas d’intensité sonore en faisant ça», précise Thierry, qui a pris une pause des festivités pour jaser musicologie devant une mer lisse comme un miroir. Une volée de bernaches impose un arrêt dans la conversation. C’est l’automne et le temps est bon.

Le banjo, miroir de la psyché

Dans les coulisses de La Virée, on continue la discussion en glissant du côté de la philosophie avec Marc Maziade, compositeur, guitariste, banjoïste et leader de la formation MAZ.

Marc Maziade de la formation MAZ
«Ça s’peut-tu, avoir trop d’fun?» s’est écrié Marc Maziade pendant le spectacle de son groupe, MAZ – un des moments phares du festival. L’ambiance était chaleureuse sur scène et dans la salle.

«C’est drôle que le banjo soit un instrument moderne dans le trad, souligne Marc. C’est un méchant vieil instrument. Ultimement, il arrive de la Mésopotamie!»

Le banjo a débarqué en Amérique par l’entremise des esclaves, qui ont adapté des instruments africains au design similaire. Il a ensuite fait son chemin parmi les musiciens blancs du Sud puis dans les îles britanniques. Presque un siècle plus tard, ce sont les musiciens américains et leurs confrères irlandais — encore eux! — qui ont semé l’envie d’en jouer chez les instrumentistes trad de la Belle Province.

Le groupe MAZ à la Virée
Le groupe MAZ en spectacle durant La Virée, à Carleton-sur-Mer.

«Au fond, c’est l’histoire d’une communication entre les peuples, d’une identité qui se définit et qui se redéfinit, lance Marc, qui a passablement réfléchi aux facettes multiples de sa propre identité québéco-syrienne. Quand on commence à regarder tous ces éléments-là, il y a toute une poésie ou même une psychologie mondiale!» (rires)

Le bodhrán — le quoi?

En gaélique, une langue parlée notamment en Irlande, on ne prononce pas le «d», ce qui donne quelque chose comme «boran». Voilà pour la phonétique. Au final, «d» muet ou non, ça consiste en un tambour à mailloche, essentiel aux airs traditionnels irlandais. Il semble lui aussi faire figure de petit nouveau dans le paysage trad du Québec. Il y a deux ans, La Virée accueillait le danseur, calleur et percussionniste Jean-François Berthiaume (ci-dessous), un des spécialistes du tambour bodhrán ici.

Jean-François Berthiaume au tambour
Jean-François Berthiaume assourdit la résonance de la peau du bodhrán avec sa main droite. Photo: Estelle Marcoux

On peut l’entendre jouer avec le quintette a cappella Galant, tu perds ton temps.

Jean-François a découvert le bodhrán à 19 ans, en Irlande. Là-bas, il s’est rendu compte qu’il connaissait déjà ce tambour, dont un oncle jouait dans son enfance.

Instrument méconnu, le tambour à mailloche a figuré dans la tradition musicale québécoise avant la guitare. En 1850, plusieurs des Irlandais fuyant la famine se sont établis dans la région de Portneuf, près de Québec. Le bodhrán était dans leurs bagages. Une fois sur place, un artisan a perpétué la fabrication des tambours d’outre-Atlantique, et le savoir-faire s’est transmis. «Dans à peu près chaque famille de Portneuf, il y avait un tambour d’origine irlandaise, explique Jean-François. C’est juste que cette tradition n’est jamais vraiment sortie de ce coin-là.» Le tambour à mailloche a refait surface avec La Bottine souriante, «et Daniel Roy en jouait pas pour faire comme les Irlandais, mais pour faire comme les gens de Portneuf», rappelle Jean-François.

La flûte traversière de bois

Visiblement, le trad québécois s’avère imbibé d’influences irlandaises. «Mon grand-père a appris à jouer du violon parce qu’il a rencontré des joueurs de violons irlandais dans les chantiers de bûcherons, dit Éric Beaudry. On a gardé la chanson et le conte de la France, mais la musique instrumentale française, c’est pas un style qui s’est beaucoup transmis.»

Alexandre de Grosbois-Garand à la flûte irlandaise
Alexandre de Grosbois-Garand, membre de la formation Mélisande [électro-trad]. Photo: Julie Bourassa

De nos jours, on ne se surprendra pas de croiser de plus en plus la flûte traversière de bois dans les jams et les groupes trad d’ici. Alexandre de Grosbois-Garand, flûtiste et multi-instrumentiste, fait partie des pionniers de la flûte irlandaise dans le trad québécois. On peut l’entendre ici avec Genticorum, groupe qu’il a cofondé au tournant des années 2000 avec Pascal Gemme et Yann Falquet.

«Personnellement, j’aime mieux la flûte qui torche et qui groove que celle qui suscite des émotions tendres, s’exclame en riant Alexandre. En ajoutant de la dynamique et des attaques, elle complète bien le violon.»

Du trad mondial

Si le violon et l’accordéon en restent les princes, les instruments du monde font beaucoup plus partie intégrante du trad québécois qu’on ne le pense, souligne Dominic Lemieux, des Tireux d’roches. «Souvent, les gens s’imaginent que notre musique traditionnelle, c’est toujours un tapeux de pieds, un violon et un accordéon.»

Selon lui et ses confrères rencontrés à Carleton, les bons musiciens trad savent faire évoluer le style tout en en conservant l’esprit. Sans aucun doute, le trad est aussi varié qu’il est en pleine effervescence.