La Fabrique Culturelle

Neuf artistes acadiennes méconnues

Dans l’Acadie des années 1960 et 1970, époque où le féminisme était moins affiché qu’au Québec ou aux États-Unis, des femmes artistes ont bel et bien abordé leur condition. Que ce soit de manière explicite dans leurs œuvres ou simplement par la persévérance avec laquelle elles ont pratiqué leur art, elles ont pris position, au bénéfice des générations suivantes. C’est à partir de cette prémisse qu’Elise Anne LaPlante nous présente l’exposition Tombées dans les interstices, un projet qui porte un regard actuel sur l’apport de femmes artistes à l’Acadie contemporaine.

Formée en histoire de l’art, Elise Anne LaPlante se dévoue principalement au commissariat, une discipline qui réunit ses passions pour l’histoire, les archives, l’accompagnement d’artistes et le processus créatif. C’est à l’occasion d’une résidence de recherche pour le projet L’inventaire, à la Galerie d’art Louise-et-Reuben-Cohen de l’Université de Moncton, qu’elle a été interpellée par la sous-représentation des femmes dans la collection. Elle a donc poussé ses recherches pour connaître ces artistes passionnantes et significatives qu’elle découvrait, et c’est ainsi que Tombées dans les interstices a commencé. Ce projet a été déterminant dans son parcours professionnel, puisque même si elle s’est toujours sentie concernée par les valeurs féministes, c’était la première fois qu’elle s’y plongeait totalement. Dorénavant, ce thème influencera certainement les sujets qu’elle abordera ainsi que sa façon de travailler.

Cette exposition présente des œuvres à discours féministe et des documents d’archives qui mettent en lumière le travail de Yolande Desjardins, Yvette Bisson, Géraldine Cormier, Ginette Gould, Nancy Morin, Magda Mujica, Dominique Ambroise, Suzanne Valotaire et Natalie Morin. Avec ces quelques images, nous souhaitons vous présenter une infime partie du travail d’Elise Anne et des femmes qu’elle met en lumière, des artistes accomplies ayant contribué à la mise en place d’une identité artistique contemporaine en Acadie.

Yolande Desjardins

Yolande Desjardins, Sans titre (vues de l’installation immersive), 1983, tissu teint et empesé de résine, 200 x 700 cm. Photos (diapositives 35mm): Centre de documentation de la Galerie d’art Louise-et-Reuben-Cohen.

Même si l’artiste ne se disait pas féministe à ce moment-là par crainte de provoquer, son travail se voulait novateur pour le milieu, tant sur le plan formel que conceptuel.

Cette sculpture environnementale présentée ici prend la forme d’un immense utérus et d’un canal utéro-vaginal à l’intérieur duquel le public était invité à pénétrer. Il s’agissait d’une invitation à une expérience polysensorielle étant donné que, d’une part, le public devait entrer à l’intérieur de l’œuvre et que, d’autre part, il y avait aussi une composante sonore et un jeu de lumière destinés à reproduire l’environnement prénatal.

Yvette Bisson

Yvette Bisson, Oct-en-ciel: séjours cages-couleurs, 1979 – et Oct-en-ciel: cage vert-jaune,1979 – Laboratoires/Installation au Centre universitaire Saint-Louis-Maillet (aujourd’hui Université de Moncton, campus d’Edmundston). Photo: Centre de documentation de la Galerie d’art-Louise-Reuben-Cohen.

Yvette Bisson se démarque en tant que sculptrice moderne et est considérée comme novatrice dans ce domaine. Elle mène, principalement pendant les années 80, un vaste projet de recherche intitulé Oct-en-ciel: séjours cages-couleurs (1979 -), qui se manifeste sous la forme de laboratoires. Cette recherche témoigne de la profondeur de la réflexion de l’artiste sur la perception ainsi que sur les effets physiques et psychiques chez l’humain à la suite de séjours de huit heures dans huit cages de couleurs différentes.

Géraldine Cormier

Géraldine Cormier, Composition No 2, 1968
Huile sur panneau, 81 x 122 cm. Collection de la Galerie d’art Louise-et-Reuben-Cohen.
Photo: Rémi Belliveau.

Géraldine Cormier se consacre principalement à la peinture abstraite dès les années 60, ce qui est particulièrement précurseur en Acadie. Ses recherches formelles portent sur la géométrie, mais elles ne sont jamais reconnues comme celles de ses contemporains masculins. Bien que Géraldine Cormier ait participé au mouvement féministe sur le plan social, cet engagement ne transparaissait jamais directement dans sa pratique artistique.

Ginette Gould

Ginette Gould, Joy à l’usine de poisson #1, 1980, photographie argentique rehaussée, 33 x 49,5 cm. Collection privée. Photo: Galerie d’art Louise-et-Reuben-Cohen.

Travaillant principalement en photographie et en peinture, Ginette Gould déconstruit les systèmes de représentation dominants afin de présenter un rapport renouvelé à l’identité. Empruntant les codes propres aux publicités de haute couture, ses photographies mettent en jeu les situations réelles auxquelles pourraient faire référence des images de mode construites. C’est le cas, par exemple, dans le portrait ci-dessus, où une ouvrière dans une usine de transformation du poisson pose pour la caméra dans son habit de travail et dans le décor de l’usine même.

Nancy Morin

Nancy Morin est parmi les artistes femmes qui ont le plus laissé une marque dans la mémoire collective acadienne. Elle a produit plusieurs portraits de femmes et des autoportraits. Dans ces œuvres, la femme devient sujet plutôt qu’objet. Morin peint des femmes de son entourage, souvent elles-mêmes artistes, telles qu’elle les perçoit, ce qui se traduit par des portraits très personnels et imprégnés de la relation entre l’artiste et la portraiturée. Sur cet acrylique, il s’agit d’un portrait de Magda Mujica, artiste également présentée dans cet article.
Nancy Morin, Magda, 1992, acrylique sur toile, 107 x 81 cm. Collection privée.
Photo: Jim Dupuis

Nancy Morin fait partie des artistes féminines qui ont le plus laissé une marque dans la mémoire collective acadienne. Elle a produit plusieurs portraits de femmes et des autoportraits. Dans ces œuvres, la femme devient sujet plutôt qu’objet. Morin peint des femmes de son entourage — souvent elles-mêmes artistes — comme elle les perçoit, ce qui se traduit par des portraits très personnels et imprégnés de la relation entre l’artiste et le modèle. Sur cet acrylique, il s’agit d’un portrait de Magda Mujica, artiste également présentée dans cet article.

Magda Mujica

Magda Mujica, Sans titre, 1984, photographie (Polaroid), 8 x 8 cm. Collection de l’artiste. Photo: Jim Dupuis.

Le travail de Magda Mujica, artiste photographe, se présente principalement sous forme d’autoportraits et de portraits de femmes qui lui sont très proches. Mujica met en scène une perception de la réalité où la femme est mise au premier plan, tant visuellement que conceptuellement.

Dominique Ambroise

Dominique Ambroise, La névrose de Désirée Bienvenue No 24, 1979, sculpture molle : structure, tissu, perruque, faux ongles et vêtements, 216 x 71 x 46 cm.
Photo (diapositive 35 mm): archives de l’artiste.

Les œuvres de Dominique Ambroise s’inscrivent dans la foulée de ces pratiques qui qualifient le corps de la femme au-delà de l’unique fonction de reproduction. Sa série intitulée La névrose de Désirée Bienvenue entretient un rapport décensuré au corps et à la sexualité de la femme en représentant un corps qui ne correspond pas à la figure idéalisée du corps féminin. Les premières œuvres de la série sont des estampes sur lesquelles il y a de plus en plus d’interventions qui transgressent la deuxième dimension, pour culminer avec cette œuvre, No 24, une structure molle éclatée en trois dimensions.

Suzanne Valotaire

Suzanne Valotaire, Dragone rouge récidive, image tirée de la documentation vidéo de la performance, présentée par la Galerie Sans Nom dans le cadre de l’événement Moncton thé party, Moncton, N.-B. 1991. Vidéo: archives de l’artiste.

Contrairement au féminisme timidement affiché chez les artistes en Acadie, Suzanne Valotaire, qui œuvre au cœur des luttes féministes des années 1970 et 1980 à Montréal, s’affirme et s’engage comme artiste féministe. Avec Dragone rouge récidive, elle met en scène son alter ego qui s’observe dans une vidéo en simultané. Elle investit son corps par la performance, mais regarde aussi sa propre représentation.

Natalie Morin

Natalie Morin, Le quatrième chevalier de l’apocalypse, image tirée du film super 8, 2016. Vidéo: archives de l’artiste.

Natalie Morin, artiste en arts visuels et danseuse professionnelle, a réalisé Le quatrième chevalier de l’apocalypse, un film en super 8 qui la met en scène. Cette vidéo a beaucoup interpellé Elise Anne et lui a d’ailleurs inspiré une pièce sonore qu’elle a superposée à ce film, pour ensuite intégrer cette nouvelle œuvre à l’exposition. Cette pièce, elle l’a produite à partir d’une trentaine d’entrevues réalisées avec des femmes, des entretiens qu’elle a rassemblés sous les thèmes de la détermination, de la maternité ou encore la scolarisation. Avec cet ajout à Tombées dans les interstices, la commissaire souhaitait donner une voix à des artistes de différentes générations, créant ainsi un dialogue entre les images et le propos.


Source des textes liés aux photographies: Elise Anne LaPlante
Ces textes sont des extraits tirés de Tombées dans les interstices, la publication qui accompagne l’exposition.

À la suite de l’intérêt porté à cette exposition présentée en septembre dernier à Moncton, celle-ci sera de nouveau proposée au public à la Galerie Colline de l’Université d’Edmundston, du 12 juillet au 22 septembre 2018.

Elise Anne travaille présentement avec Michelle Drapeau en tant que co-commissaire sur Images rémanentes, un projet qui vise la création d’un parcours d’art public par l’entremise de 13 œuvres permanentes. Comme point de départ pour la création, les artistes s’inspirent de moments, d’instances ou de personnages importants de l’histoire de l’art en Acadie. Ce projet, déjà en cours, sera présenté à Moncton et culminera en décembre 2018.