La Fabrique Culturelle

Renverser les préjugés avec des «livres humains»

Une bibliothèque vivante au Carrefour international de théâtre

Ramenez votre livre dans le même état physique et psychologique que vous l’avez emprunté…

Le livre peut être emprunté 15 minutes.

Maximum de un lecteur ou lectrice par livre.

Prière de parler à voix basse.

Vous venez d’entrer dans l’espace humain et feutré de la Bibliothèque vivante, présentée à l’occasion du Carrefour international de théâtre, à Québec. L’activité, qui permettait d’emprunter un «livre humain» pour découvrir son histoire, était offerte par Sherpa — Pech, un organisme qui œuvre auprès des personnes vivant avec des problèmes en lien avec la santé mentale, la toxicomanie, l’itinérance ou la judiciarisation, entre autres.

Le concept de bibliothèque vivante (Human Library en anglais) a vu le jour au Danemark, en 2000, pendant un festival rock grâce à l’organisation non gouvernementale (ONG) Stop the Violence. L’idée était de créer des rencontres pour entraîner une meilleure compréhension de la diversité et aider les gens à voir au-delà des différences culturelles, religieuses, sociales et ethniques. Depuis, le concept a été repris par plus de 600 organisations dans le monde, notamment à Québec; la bibliothèque Gabrielle-Roy a d’ailleurs été l’une des premières à le proposer au Canada.

Chut! les livres s’ouvrent

C’est dans le parc Jean-Paul-L’Allier, au cœur du centre-ville de Québec, que s’est installée cette bibliothèque hors norme. Au comptoir de prêt, un catalogue est à la disposition des gens pour leur permettre de survoler les divers sujets. Une fois la sélection faite, un ou une bibliothécaire dirige le participant ou la participante vers son livre vivant qui l’attend sur un banc. La rumeur du quartier s’estompe rapidement pour ne laisser place qu’à l’histoire.

FRANCINE
Sur l’un de ces bancs: Francine. À l’âge de 21 ans, elle a reçu un diagnostic de schizophrénie. Elle nous raconte son parcours de vie tortueux, ponctué de multiples déménagements, et explique comment un éducateur spécialisé a vu en elle plusieurs forces et compétences pour l’encourager à se trouver un emploi. Cette rencontre a changé la perception qu’elle avait d’elle-même et l’a amenée à fréquenter plusieurs centres communautaires.

C’est le communautaire qui m’a ressuscitée, parce que j’étais valorisée. […] Les organismes communautaires, c’est important, parce qu’ils nous offrent de la formation et on peut évoluer. Pour eux, on n’est pas juste une maladie. — Francine

THOMAS-JAY
Un peu plus loin se trouve Thomas-Jay, qui en est à sa deuxième participation comme livre vivant. Il adore parler de son vécu et souhaite que ses paroles puissent outiller une personne, même si ce n’est qu’une seule fois dans sa vie.

C’est le fun de raconter ton histoire, mais de la faire vivre à travers tes mots et de connecter avec l’autre personne, même si on n’a pas vécu la même expérience, parfois, les émotions se ressemblent. C’est précieux, parce que pendant longtemps, je n’ai pas senti que j’étais connecté avec les autres. — Thomas-Jay 

Faire part de son parcours à autant de personnes en aussi peu de temps lui permet de faire une pause et de comprendre où il en est dans sa vie. Thomas-Jay peut ainsi apprécier le chemin parcouru. Il ne cache pas toutefois que sa première expérience en tant que livre vivant a été forte en émotions, «comme un livre qui a oublié de [se] refermer».

À travers les allées du parc, des bibliothécaires se promènent. L’une d’elles — Elinoam Baudoux, une bénévole attirée par sa passion pour la littérature — s’est portée volontaire pour accompagner les livres vivants. Elle souligne que la rencontre rend le récit autobiographique encore plus réel. La personne qui se dévoile doit s’ajuster à son lecteur ou à sa lectrice, comprendre ses réactions.

STEVE
Steve agit comme livre vivant depuis 2019. Son témoignage s’adapte d’emblée à la réalité de la personne qui se trouve devant lui. Il se confie sur son diagnostic de schizophrénie, qu’il a reçu il y a 25 ans. L’homme parle des efforts qu’il a faits pour s’informer à ce sujet. À ses yeux, faire part aux autres de son vécu permet de normaliser la maladie sans la banaliser, de présenter la réalité comme elle est.

CLAUDE
Claude a fait une profonde dépression en 2017 à la suite d’une perte d’emploi. Chacune de ses participations à ces rencontres lui donne de l’énergie. Il a tranquillement troqué la honte de son expérience contre une certaine fierté: celle d’en parler ouvertement pour faire changer les choses. Bref, la bibliothèque vivante ne marque pas seulement le lecteur ou la lectrice, mais le livre lui-même.

MARC ÉMILE
Au cœur de ces ouvrages se promène également Marc Émile Vigneault, chargé de projet et personne ressource de l’activité, qui a lui aussi commencé comme livre vivant. Son travail consiste à bien préparer ces livres. Il donne une formation sur le dévoilement et aide ces personnes à choisir ce qui sera révélé ou non de leurs histoires. Il les encourage à rester dans des zones où elles se sentent à l’aise.

Marc Émile souhaite que le phénomène des bibliothèques vivantes s’étende, qu’il touche d’autres clientèles, comme celle des nouveaux arrivants. La bonté avec laquelle il parle des livres vivants est palpable. L’homme croit en eux, comme celui qui, un jour, a cru en lui dans son parcours de vie.

À la fin de l’histoire,
refermons le livre

Lors de cette activité tenue à l’occasion du Carrefour international de théâtre, à Québec, les huit livres vivants émergeaient de milieux marginalisés. Toutefois, les bibliothèques vivantes qui sont offertes au public depuis des années s’avèrent aussi différentes que le sont les livres proposés. Les échanges peuvent venir de tous les horizons: don de soi, immigration, deuil, questions sociales…

Plusieurs initiatives de bibliothèques vivantes se déploient ainsi un peu partout au Québec. Tout récemment, il a par exemple été possible de découvrir des livres des premiers peuples à Trois-Rivières, tandis que l’organisme Loisir et Sport Côte-Nord a organisé au printemps dernier une bibliothèque vivante dans différentes villes de la région pour donner aux gens l’occasion de parcourir les récits des aînés.

Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) propose également un guide, L’organisation d’une bibliothèque vivante, pour vous permettre de monter votre propre bibliothèque de ce genre.

Sachant qu’un contact rapproché, un à un, a plus d’incidence que d’autres méthodes pour faire tomber les préjugés, il ne reste plus qu’à souhaiter voir se multiplier ces collections de livres pleins d’humanité.

Crédits 
Rédaction: Elizabeth Lord et Marie-Claude Leclerc
Entrevues: Elizabeth Lord
Photos: Michaël Pineault