La Fabrique Culturelle

L’ouvrage secret de Noémie Pomerleau-Cloutier

«Le deuil, c’est comme la broderie. Parfois, on frappe un nœud, et c’est autour de ça qu’on doit échafauder le fil du chemin à faire. C’est à partir de cet emmêlement qu’on tisse autre chose, qu’on fait de la cicatrice une œuvre.»

À la naissance du printemps nord-côtier — pas de magnolias, encore un mètre de neige —, l’autrice Noémie Pomerleau-Cloutier s’est installée à la Résidence de la 8e île, sur l’ancienne base militaire de Moisie, près de Sept-Îles, pour amorcer la création de son nouveau projet, Ouvrage secret.

Elle revenait de s’immerger dans la mer glacée, prodigieuse célébration de la vie à laquelle elle s’adonne depuis deux ans environ, guidée par son amie, l’autrice Vanessa Bell. Nous avons bu un thé chaud et entrepris d’avancer à tâtons vers la matière sensible de sa nouvelle recherche, celle sur le deuil. C’est un chemin que tous empruntent un jour ou l’autre, mais qui demeure pourtant peu balisé.

En 2017, l’autrice a publié Brasser le varech, à La Peuplade, son premier recueil de poésie, exutoire des souffrances, des questions et des images refoulées depuis la mort de son père. Quelques années plus tard, elle a pris le caboteur de la Basse-Côte-Nord pour rencontrer d’autres personnes qui, comme elle, ressentent un attachement profond au territoire nord-côtier et au Saint-Laurent. Puis, inspirée par leurs récits d’enracinement, elle a écrit entre 2018 et 2020 La patience du lichen. Néanmoins, la toile de fond de l’Occident s’est repeinte depuis ce temps; tant d’individus et de familles ont été dépossédés des adieux aux leurs, tant d’aînés sont morts seuls.

Ce contexte a fait que Noémie a jeté les bases de son œuvre nouvelle, un 13 janvier, jour de l’anniversaire de son père. Elle a publié une invitation à la confidence, sur les réseaux sociaux, pour encourager les témoignages de femmes et de personnes non binaires à propos d’un deuil vécu, d’une perte. «C’est aussi une réflexion sur le care [la prise en charge], dit-elle. Historiquement, ce sont les femmes qui ont pris soin des leurs; c’est à elles que je donne la parole. Quant au textile, à la broderie, c’est un statement [une affirmation], pour honorer le travail d’aiguille que faisaient nos aïeules et mettre en lumière les métiers d’art traditionnellement féminins qui ne sont pas reconnus à leur juste valeur.»

Moins de 24 heures après la publication de cette invitation, Noémie avait déjà reçu les 40 histoires personnelles dont elle poétiserait l’essence et broderait le cœur. En moins d’un jour, elle a confirmé du même coup qu’il n’y a que peu ou pas d’espace pour dire le deuil, mais une marée montante de douleurs à exprimer. Et 40, ce n’est pas seulement pour le poids du nombre; c’est aussi parce que, dans plusieurs cultures, le deuil se porte 40 jours durant. «Le deuil c’est long, c’est toute une vie. Ça ne veut pas dire qu’on pleure tous les jours, mais c’est un apprentissage qui se déploie», fait valoir l’autrice. Sur la voie de cette création dans laquelle elle est engagée jusqu’en 2025, Noémie est devenue plus vieille que son père ne le sera jamais.

Avec la vie qui va vraiment vite, les parents qui vieillissent, le double emploi pour arrondir les fins de mois, nous n’avons plus le temps que nous avions avant pour accueillir le deuil. Nous nous disons: grouille-toi d’arrêter de pleurer, et, même, nous nous excusons quand nous pleurons.

Je lui demande ce qu’est le deuil. Elle parle de David Kessler et d’Elisabeth Kübler-Ross, qui ont formulé les étapes du deuil que nous pouvons traverser. Celles-ci ont d’abord été rédigées pour accompagner une personne vivante qui se sait condamnée. C’est certainement un deuil que celui de notre propre vie. Noémie a d’ailleurs tenu à ouvrir la porte à tous les deuils pour l’écriture d’Ouvrage secret, d’une peine d’amour à la perte d’une amitié en passant par la mort d’un proche, le deuil de la maternité ou encore celui lié à une maladie ou à une agression qui changent le cours d’une existence. Noémie s’est plongée dans la recherche, a écouté tous les balados en lien avec le sujet, a lu tous les livres qui lui étaient accessibles; elle a même regardé la série que propose Netflix sur le médium des supervedettes.

Or il plane encore une pudeur, voire un tabou autour du deuil. Nous manquons même de mots pour en parler. Il n’existe pas — du moins ni en français ni en anglais — de mots pour dire la mort d’un enfant. Et puis nous manquons de temps pour guérir, et nous manquons cruellement de soins en santé mentale, comme le fait remarquer Noémie. Sur la table basse du salon, le dernier livre de Stéphane Crête, Marquer le temps: entre profane et sacré, la recherche de nouveaux rituels. Elle fait le même constat: nos sociétés ont probablement évacué les rituels en même temps que le sacré, le sens sacré de la vie. Ce renversement était-il nécessaire pour délester le sacré des structures du pouvoir? Quoi qu’il en soit, il est grand temps de nous créer de nouveaux rituels.

Noémie s’est formée comme intervenante à la Chaire Jean-Monbourquette de l’Université de Montréal, spécialisée dans le soutien aux personnes endeuillées. «Si on n’est pas là les uns pour les autres, qu’est-ce qu’il nous reste?» demande-t-elle. En Guinée, où elle a vécu, les femmes crient, pleurent, hurlent; des pleureuses sont même embauchées; bref, les cérémonies mortuaires sont d’une grande intensité. Bien sûr, tout n’est pas réglé en quelques jours, mais l’autrice se rappelle que la douleur aiguë est extériorisée.

Nous ne savons pas vivre, et nous ne savons pas mourir. 

C’est un défi émotionnel, un marathon d’écoute empathique. Noémie n’avait elle-même pas de rituel d’écriture quand elle a reçu le premier texte, dont l’émotion l’a habitée pendant des jours. Plusieurs lui ont dit qu’elle avait les épaules pour soutenir la charge traumatique que sous-tend la lecture de ces témoignages, mais elle s’est demandé si ses genoux étaient assez forts. Elle a mis en place une mécanique pour encadrer l’exercice auquel elle se livre, pour mettre une distance entre elle et les souffrances qui lui sont communiquées, pour se préserver. Les personnes participantes devaient traduire leurs histoires en un maximum de quatre à cinq pages écrites, et inclure une sorte de «traumavertissement» en introduction.

C’est l’artiste qui mène ce projet et non l’intervenante, alors l’artiste, qui se décrit comme l’antithèse du cliché du poète brumeux écrivant la nuit, s’est créé un rituel. Tôt le matin, idéalement hors de sa maison — du moins hors de sa chambre —, Noémie allume une chandelle et se met à écrire. Elle prend des notes et consigne ses réflexions à la suite de la lecture des témoignages, à l’issue de quoi elle éteint la chandelle et referme cette fenêtre. Un vers de chaque poème sera brodé, et chaque broderie sera photographiée. Elle dit: «Le deuil, ça laisse des cicatrices, puis tu n’es plus jamais bien lisse après. Alors, si mes broderies ne sont pas parfaites, ou si je fais une erreur, je l’accepte comme faisant partie de l’œuvre. Entrer dans la lecture de ces histoires et broder les vers qui les relient les unes aux autres permet de sortir de la solitude; on n’est pas seuls à souffrir, mais aussi, on n’a pas le monopole de la douleur.» Pour le moment, tout est écrit au «je». Noémie raconte qu’il y a plusieurs «je» dans le texte: ceux des personnes endeuillées qui lui ont dit leurs souffrances, sans oublier le sien, qui offre ses réflexions. Tous ces «je», en fin de compte, deviennent des «nous».

Je n’ai pas peur de mourir.

Tout peut s’arrêter demain. C’est peut-être l’un des apprentissages les plus rudes qu’une personne endeuillée puisse faire, ça et espérer qu’il n’y a plus rien qui fasse mal après. Or parler de la mort, c’est aussi parler d’invisible. Malgré tout, la conversation n’a pas à s’éteindre en même temps qu’un être cher nous quitte. Noémie dira qu’avec toutes les recherches qu’elle a faites, elle accepte ce qu’elle ne comprend pas encore, par exemple l’énergie d’une personne qui reste après sa mort. Certainement qu’en préservant un dialogue, nous gardons sa mémoire vivante. Une chose est sûre, toutefois: l’impulsion que lui donne ce vaste projet artistique, c’est un appel pour nous tous à cultiver nos liens; à cultiver les relations avec nos proches; à dire aux gens que nous aimons que nous les aimons, sans attendre, maintenant. Ce n’est pas quand une personne est morte qu’il est temps de lui faire un hommage.

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Biographie

Noémie Pomerleau-Cloutier a publié deux recueils à La Peuplade, Brasser le varech (2017) et La patience du lichen (2021), finaliste au Grand prix du livre de Montréal et gagnant du Prix du CALQ (Conseil des arts et des lettres du Québec) — Œuvre de la relève à Montréal, ainsi que du Prix littéraire Myriam-Caron en 2022. Elle s’intéresse aux voix peu entendues dans notre société et à la vulnérabilité. Elle vise de plus en plus à inclure la broderie à sa pratique poétique.

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Des ressources pour aller plus loin

Balado en français

Sur nos traces: la mort à l’ère numérique

À 23 ans, Alexandre Pépin constate qu’il fait partie de la première génération dont le vieillissement est entièrement documenté dans le monde virtuel. En effet, les membres de la génération Y sont les premiers à laisser systématiquement des traces numériques de leur existence, une façon toute nouvelle de s’immortaliser. Sans chercher à changer son mode de vie, il enquête plutôt sur ce que ses habitudes sur le web auront comme effet sur sa relation — et celle de sa génération — avec la mort.

https://ici.radio-canada.ca/ohdio/balados/8689/sur-nos-traces-mort-numerique

Balados en anglais

Death in the Afternoon

https://www.orderofthegooddeath.com/resources/podcasts/#death-in-the-afternoon

Bienvenue dans votre mortalité, humains! Les deux premières saisons de ce balado ont dissipé les mythes sur la mort et les cadavres, vous ont plongé dans l’histoire et les sombres contes que vous n’avez jamais entendus auparavant et, espérons-le, vous ont fait moins peur de parler de l’inévitable.

Good Mourning

https://www.goodmourning.com.au/#1

Good Mourning est un balado qui se trouve en tête des classements. S’allie autour des fondatrices une communauté mondiale en ligne qui fournit un soutien authentique et pertinent au deuil.

Formation

Chaire Jean-Monbourquette

https://chairemonbourquette.umontreal.ca/formation-continue/

La Chaire Jean-Monbourquette travaille en étroite collaboration avec l’équipe des formations sur le deuil et l’accompagnement de PRAXIS, le Centre de développement professionnel de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, dont la mission consiste à offrir des activités de développement professionnel et personnel aux différents intervenants qui jouent un rôle auprès des personnes endeuillées au Québec ainsi qu’aux membres de la société civile. Découvrez comment ces formations sur le deuil et l’accompagnement peuvent vous outiller et vous guider dans vos accompagnements auprès des personnes endeuillées.

Livres en français

Sur le chagrin et le deuil, par Elisabeth Kübler-Ross et David Kessler

https://www.leslibraires.ca/livres/sur-le-chagrin-et-le-deuil-elisabeth-kubler-ross-9782266203333.html

Grandir: aimer, perdre et grandir, par Jean Monbourquette et Monique Caron

https://www.leslibraires.ca/livres/grandir-aimer-perdre-et-grandir-jean-monbourquette-9782895079408.html

Excusez-moi, je suis en deuil, par Jean Monbourquette et Isabelle d’Aspremont

https://www.leslibraires.ca/livres/excusez-moi-je-suis-en-deuil-jean-monbourquette-9782896882908.html

Vivre avec nos morts, par Delphine Horvilleur

https://www.leslibraires.ca/livres/vivre-avec-nos-morts-delphine-horvilleur-9782253104827.html

Marquer le temps: entre profane et sacré, la recherche de nouveaux rituels, par Stéphane Crête

https://www.leslibraires.ca/livres/marquer-le-temps-entre-profane-et-stephane-crete-9782890449572.html

Livres en anglais

Finding Meaning: The Sixth Stage of Grief, par David Kessler

https://www.leslibraires.ca/livres/finding-meaning-david-kessler-9781501192746.html

Grief Is Love: Living With Loss, par Marisa Renee Lee

https://www.hachettebookgroup.com/titles/marisa-renee-lee/grief-is-love/9781549162824/?lens=legacy-lit

TEXTE
Rédaction: Virginie Lamontagne
Coordination: Éloïse Lamarre