La Fabrique Culturelle

La jeune fille sans mains, de Rosy L. Daneault

Revue «Mœbius»

Rédigé par l’autrice Rosy L. Daneault, le texte de création littéraire La jeune fille sans mains, paru dans la revue Mœbius, est finaliste aux Prix d’excellence de la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP), dans la catégorie «Création littéraire».

Rosy L. Daneault propose une réécriture poétique d’un conte des frères Grimm. La «jeune fille sans mains» prend la parole face aux hommes qui l’entourent.

Vous pouvez lire le texte, ou encore l’écouter dans sa version audio ci-dessous. La SODEP tient à remercier Littérature québécoise mobile et CHOQ pour la captation audio du texte.

Avertissement: ce texte pourrait troubler certaines personnes. 

La jeune fille sans mains

La Fabrique culturelle · «La jeune fille sans main», de Rosy L. Daneault

 

Ah mon pauvre homme, dit la femme épouvantée, c’était le diable, il ne parlait pas du pommier, mais de notre fille, qui était derrière le moulin et balayait la cour.
JACOB GRIMM ET WILHELM GRIMM,
Contes choisis

Un balai de paille ne balaie rien, ne recueille que des gestes en trop. De la poussière dans les yeux. Je reste des journées entières derrière le moulin, c’est le vent que j’imite, invisible et farouche, je caresse les demeures et les herbes.

Les feuilles de tabac et les grains de sucre. Je glisse dans les meules et lorsqu’elles broient, elles ne broient rien tant je me dérobe aux prises.

Il est là. Dans trois ans, le diable reviendra chercher sa part.

«Pourquoi t’échines-tu à casser du bois? Je peux te rendre riche si tu me promets ce qu’il y a derrière ton moulin (1).»

au début, le diable regarda par l’œilleton de la porte
décorée reptile fumigène
c’était d’abord la beauté enfantine, l’aisance qui égayait les paupières sourdes
l’hypnose jaune et les cajoleries sortilèges
elle attendait. son visage aux angles du moulin
démarche vaste, prison facile et murs miroirs, retour sulfureux d’une image intouchée, intouchable
un matin, il goûte l’haleine du dédain
jalousie imprécise il rejette
l’amoureuse humiliée
magique fève encroûtée dans la pâte d’amande
elle sanglote de ne pas se voir fée

Elle ne sait pas que derrière le masque du diable, il n’y a personne.

Le père aussi se refuse à cette vérité. Quand il prend conscience de ce qu’implique vraiment l’entente, il ne cherche pas à la modifier, ni à dénoncer l’injustice, encore moins les mensonges qui l’ont mené à une telle aberration morale, non, il se félicite plutôt du sacrifice, fille contre paix, l’autonomie acquise par sa soumission au mécène, et il pointe, pointe avec ferveur les meuniers des temps passés, ceux-là qui, sans la moindre hésitation, agissaient de la sorte, et ce, sans même le bienséant couvert d’un imbroglio.

***

Si je m’arrache la peau à l’éponge d’acier, si je me décrasse assez les pores, maman promet: «C’est la pureté qui empêchera au diable de te prendre. Ainsi: mime les saintes.»

Le diable exigea de mon père qu’il me retire tout accès à l’eau.

Plusieurs nuits derrière le moulin, je pleurais d’anticipation. Mes joues enflammées conjuraient les dieux. Le sel des larmes purifiait mes mains. Quand le diable tenta de me tirer vers lui, il s’en brûla les doigts.

«Quand tu pleures, c’est un cadeau de toi à toi. Le sel panse tes plaies, les vide. Le diable n’est pas différent des hommes, il en sera tout autant dégoûté.»

Le diable exigea de mon père qu’il me tranche les mains.

«mon enfant, si je ne te coupe pas les deux mains, le diable m’emportera,
et dans ma peur je le lui ai promis,
aide-moi donc dans ma détresse (2)»

aide-moi donc dans ma détresse

***

Papa papa mon cher papa me bouture les mains pour me faire plus saine. Me sépare des feuilles atrophiées. Cela donne de la vigueur à mes couleurs. C’est joli comme ça, dit-il, en appuyant longuement sur les voyelles: tu seras plante mère! Je ne sais pas ce qu’il veut dire, mais je l’écoute tout de même.

Juste avant, papa ne parle pas. À la place, il me coupe des bouts. Les poignets se dispersent en paumes, puis en doigts. Les mains. Il n’aime pas ça. Personne n’aime les tiges et les racines.

Sur les filles… Personne ne veut semer des tiges et des racines. Tout le monde veut les arracher. Quand on ne les arrache pas, elles se manifestent par en dessous, jusqu’à faire craquer le ciment, le sable brûlant que les hommes versent sur elles.

Moi, sans mes tiges, je fleuris. Quand je me regarde dans la glace, je dis: Ohhhh. C’est mignon! une fleur… Mais on dit:

Les fleurs s’arrachent seulement pour s’offrir. Elles s’excusent de quelque chose. De se faner, peut-être. C’est un sacrifice. Contre quoi? Une maladie en moi. Un désir de vivre. Parasite. Oui. C’était là. De mes doigts à mon ventre. C’est dans la souche, dans la base de ma pousse que ça se forme. La vermine. C’est pour ça qu’on taille, qu’on tranche, qu’on fend.

***

Un baiser sur le crâne de l’enfant. Lèvres pincées et sèches. Écarquillés, les yeux. Un sac de pièces tendu.

C’est contre toute attente que le diable se brûla encore sur les moignons de la fillette et qu’il constata là son échec.

«Vous avez bien de la chance que je sois le diable et non pas un mendiant. Je trouverai bien ailleurs autres jupes claires et autres faiblesses de pères.»

Et tandis que le père étouffait d’excuses, promettait bijoux et biscuits, la fille répondit:

«Je ne peux pas rester ici ; je vais m’en aller. (3)»

***

Si les marais sont des lieux dangereux, il est pourtant aisé d’y esquiver chasseurs et brigands. Comme un animal, une racine, un insecte; ils trébuchent sur mon corps, me prennent pour un esprit sans mains et s’enfuient dans la peur. Je débouche sur un grand jardin, un arbre à fruits, j’attrape les poires avec ma bouche, j’explore les sensations, ne les comprends désormais qu’à moitié, par les frissons de l’hiver ou la moiteur de l’été, ou par la violence qui agit sur mes nerfs…

Est-ce que la vie prend sens dans la paume, dans les draps du diable, dans l’attente d’un soldat lithographié dans les tranchées? Est-il vraiment possible de quitter le monde du père? Marcher un temps est faisable, bien sûr, mais peut-on se nourrir de jardins privés, de clôtures, de terrassements?

La lune rassure, éloigne la noirceur, fait croire à une chaleur qui nous soignerait d’une pluie glacée.

que je sois un esprit ou une créature humaine ne change rien à mon sort
je vous rencontre là
pauvre roi
dans vos jardins, vous croyez à un ange
espérez l’ombre d’une succube
soudain submergé par la peur vous ne songez à m’aliter jusqu’aux couches, me rappelant ainsi, encore, l’impossibilité de quitter le monde du père
dites-moi
si je dépends de vous, mon noble roi, pour habiter mes affaires, ne pourriez-vous donc pas avoir la décence de me forger des mains sinon en or, du moins en fer?

«Tu es si belle, tu es si pieuse, que je t’en ferai forger d’argent», répondit le roi.

***

On aurait tort de voir, dans ce sauveur inopiné,
La fin des malheurs de la jeune fille sans mains,
Au contraire, les plus fin·e·s sauront reconnaître la répétition d’un même motif,
Murées dans un royaume, les forgeries n’ont d’autres pouvoirs que ceux, passifs,
Des loutres prises entre les dents effilées des requins.

***

Tandis que le roi se battait au front, la jeune fille porta un enfant, dont elle avorta,
Le message sitôt arrivé au roi, il ordonna de la faire tuer,
Que l’on garde la langue et les yeux de la reine comme preuve (4),
Et que le messager porte cette preuve en dormant jusqu’à moi.

***

Un matin, je me laissai glisser par une ouverture et tombai, par une fissure du donjon, dans le fossé en bordure du château. Je m’éloignai en silence vers la forêt. Je croisai en chemin des brebis aux langues coupées, aux yeux creusés. On essaie encore de me sauver.

***

Papa papa mon cher papa m’a coupée des bouts. Je retire les mains d’argent, la gaze de coton.

Je trouve un jardin dans lequel me planter. Je presse la terre humide de mes membres amputés, je creuse les trous.

Mon propre jardin… que je touche… que je touche…

Mes racines s’ancrent, de plus en plus profondes, les moignons saignent, irriguent la terre. Ensuite, les bras retirés, je sème des pierres. Retourne les graines, galeries de terre.

Le terreau soigne. Ma terre est riche et saine. Mes veines sont des racines. Que les abatteurs de mains se tiennent à distance. Autrement, je leur réserve la mort; pendus à ces branches, à même les lianes, ils feront de la bonne sauge.

Ici, je suis l’unique jardinière. Mes nouvelles mains s’érigent, aidées par les vers. Elles pétrissent, malaxent, me voilà tout entière, culture de glaise et, si la glaise sèche trop, je pleure. La terre doit rester moite, empêcher les états de terre cuite, de porcelaine décorative.

Rester boue, gluante.

À la vase, on ne demande rien. Pas même de plaire au père.

Références
(1) Jacob Grimm et Wilhelm Grimm, Contes choisis, traduit de l’allemand et édité par Marthe Robert, Paris, Gallimard, coll. «Folio classique», no 3372, 2002, p. 107.
(2) Ibid., p. 109.
(3) Ibid.
(4) Ibid., p. 112.

À propos des Prix d’excellence de la SODEP
Depuis plus de 12 ans, les Prix d’excellence de la SODEP soulignent le travail des personnes qui collaborent et contribuent à la qualité des revues culturelles publiées ici. Le prix Création littéraire vise à récompenser le meilleur texte de création littéraire, tous genres confondus, paru dans une revue culturelle en 2022.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 173 de la revue Mœbius.