La Fabrique Culturelle

À une écrivaine pas encore morte, de Caroline Dawson

Revue «Mœbius»

Rédigé par l’autrice Caroline Dawson, le texte de création littéraire À une écrivaine pas encore morte, paru dans la revue Mœbius, est finaliste aux Prix d’excellence de la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP), dans la catégorie «Création littéraire».

Dans ce texte touchant, Caroline Dawson écrit à Jennifer Bélanger et propose une magnifique réflexion sur la mort et l’amitié. Le numéro 176 de la revue Mœbius, «Lettre à un·e écrivain·e vivant·e», marquait le 40e anniversaire de la revue. Il s’agissait d’un numéro spécial, dans lequel des voix pertinentes s’adressaient à leurs contemporains et contemporaines pour penser la création, la relation et le monde d’aujourd’hui.

Vous pouvez lire le texte, ou encore l’écouter dans sa version audio ci-dessous. La SODEP tient à remercier Littérature québécoise mobile et CHOQ pour la captation audio du texte.

Avertissement: il est question de suicide dans le texte qui suit.

À une écrivaine pas encore morte

La Fabrique culturelle · «À une écrivaine pas encore morte», de Caroline Dawson

Nous ne savions pas qu’il avait déjà élu domicile dans mon corps, qu’il logeait chaque jour dans un espace plus grand de mon bassin, prenant tout son temps pour ravager mes chances de survie; c’était la fin mars, un cancer sournois s’incrustait en moi avec une assurance arrogante, tandis que tu tentais, encore, de te tuer.

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Je pense que notre amitié s’est véritablement soudée durant cet été où nous avons échangé des confidences qui ont brodé les contours de notre relation. Tu te souviens des martinis trop chers du bar Roseline? C’est là que j’ai appris que ce qu’on appelle l’intimité est en fait un partage de vulnérabilités. Je t’avais attendue sur un banc du parc Lahaie, te rappelles-tu, j’étais en mesure de m’asseoir, ce n’était pas accablant comme ça le deviendrait par la suite. Je ne gigotais pas encore sur les chaises qui me seraient plus tard intolérables; non, c’était en août, je pensais que j’avais encore la vie et l’été devant moi. L’été et une nouvelle amie.
Nous avions passé une soirée en face à face. C’était au temps où marcher n’était pas impossible, pas même difficile. Avant qu’il ne ferme pour la nuit, je t’avais accompagnée à l’entrée nord du métro Laurier, tu t’y étais engouffrée en m’offrant en guise d’adieu ce rire cascatelle qui est le tien. Des résidus de nos blagues sur le serveur qui n’avait pas compris que tu étais lesbienne et le son si caractéristique de ton rire quand il n’est pas nerveux m’accompagnaient tout au long du chemin de la rue Rivard. Je me sentais si légère que j’avais décidé de rentrer chez moi à pied, je pouvais alors me déplacer seule, sans appui, sans chaperon, sans canne, sans marchette, sans fauteuil roulant. Durant ma promenade, je recevais tes textos, des messages comme les filles en envoient à leurs amies au retour d’une soirée. Tu me rassurais: le chemin se passait bien, tu étais en sécurité, tu étais de retour à ton appartement. Le dernier message que j’ai reçu avant d’aller me coucher était lumineux, rempli d’une gratitude nouvelle envers notre amitié. Je pouvais encore aller au lit simplement, sans de longs maniements d’équipement médical. Je n’avais pas à désinfecter ma sonde urinaire, l’installer, me faire des injections, prendre de la morphine et tous les autres médicaments qui s’attaquent aux douleurs neuropathiques. Cette nuit-là, je me suis simplement brossé les dents, déshabillée et couchée. Repue, heureuse, remplie d’espoir. J’avais l’été qui respirait à travers moi et une nouvelle amie.
Durant ma nuit de douce insouciance, tu t’es réveillée avec un sac de plastique à côté de la tête. Tu avais essayé de t’asphyxier. Tu as été internée et pour la première fois, je t’ai attendue, de l’autre côté.

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Les sarcomes qui ceinturent et resserrent les portions de squelette des cancéreux·ses ressemblent à s’y méprendre à des coraux des mers froides, il me semble t’avoir déjà envoyé la photo d’os comme les miens, non? L’ostéosarcome qui m’enserre avait trouvé en moi son océan et, au diagnostic, mesurait près de trente centimètres. Il m’a fait descendre au plus profond de mes obscurités, dans ce désert marin glacial où ça ne sert à rien de chercher la lumière — il n’y en a pas, il n’y en a plus. Pendant que son exosquelette macabre avait tout son temps pour établir une véritable occupation de mon corps, tu te trouvais toi aussi aux lisières de la mort. Si la mienne était un déluge, la tienne prenait les formes d’un courant tourbillonnaire. Tu avances vers le gouffre, y trempes ton orteil, chancelles vers ces eaux noires, te retiens tant bien que mal non pas d’y plonger, mais de t’y engloutir.

Tu la désires, tu laisses la mort jouer avec toi; moi, je la considère comme ma pire ennemie. Notre amitié aurait pu ne pas éclore de ces oscillations antagonistes, t’imagines-tu, nous aurions pu ne pas comprendre nos inclinaisons respectives.

Chacune tangue vers un horizon différent: moi, la condamnée qui ne veut que vivre; toi qui n’arrêtes pas d’essayer de te tuer.

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Beaucoup de personnes se disent obsédées par la mort, mais je ne suis pas certaine que la mort suive chacun de leurs pas, qu’elle devienne l’ombre de leurs corps même quand il n’y a pas de soleil pour les faire advenir. Que chaque fois qu’elles prennent place quelque part, elles laissent un petit espace à leur côté pour que la mort s’assoie. Que durant une conversation souriante, elles doivent parfois se taire et ne penser qu’à ça, se taire, et se taire encore parce qu’autrement elles se mettraient à crier, un hurlement infini insupportable aigu qui dit je meurs je meurs je meurs.
Nous sommes de celles qui ont attrapé la crève sans savoir pourquoi. Partout nous sommes repérées, suivies par les hyènes affamées que nos corps ont créées. Nous sommes de celles qui, lorsqu’elles regardent vers les hauteurs, voient des vautours leur cacher un bout du ciel. Est-ce que les tiens font du bruit, mon amie? Les entends-tu dans tes écouteurs blancs, seule chez toi, lorsque tu écoutes ta playlist intitulée plus jamais? T’es-tu habituée au battement de leurs ailes en sourdine de tous les autres bruits de la vie?
La mort n’est pas théorique, je dois préparer mes enfants à son éventualité. Pas juste leur dire un jour je mourrai, comme le font tant d’autres, mais trouver les mots qui remplaceront mon absence. Mon absence perpétuelle comme un souffle au cœur. Même épuisée, je guette la mort et en dissèque chacun des soubresauts. Tu me dis que j’ai la conscience de la fin collée sur moi. Il y a des nuits où je ne dors pas, je veille. Je sais que toi aussi. J’ai depuis compris que la mort est ta ligne de fuite. À bout de souffle, la poitrine comprimée, à l’endroit où se trouve ton tatouage, tu l’as si souvent laissée entrer. La mort ne nous obsède pas, elle nous colonise de l’intérieur.
Je ne sais pas par quel miracle c’est arrivé, mais nous y sommes, ma chère amie. Au lieu de nous écarter l’une de l’autre, nous avons compris que nous nous écrivons à partir de ce même fardeau : nous portions le deuil de nos propres vies.

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Nous ne nous savons pas seulement mortelles, nous nous savons à peine vivantes.

Il y a des jours complets où je ne bouge pas de mon lit. Je sais que toi non plus. Je t’imagine traîner ta carcasse entre le salon, ta petite chaise de bureau pas assez confortable (pourquoi avoir choisi une chaise si peu invitante, mon amie?) et ton lit, où tu finis par échouer comme une épave. Ces journées où tu t’affales, je sais que ce qui t’empêche de bouger, ce n’est pas ta tête, ce n’est pas ton cœur, ce ne sont pas tes jambes, ce ne sont pas tes mains pleines de bagues. Ce sont tes souffrances qui s’entassent sur ton lit, qui font amas les unes sur les autres comme des couvertures trop lourdes. L’enfermement en nos corps est parfois la seule issue. Les murs nous protègent autant qu’ils nous heurtent et il faut toujours négocier l’espace entre nous et les cloisons. Les ténèbres, ce n’est pas toujours la mort; il arrive même que ce soit le seul camp de survie où s’installer.
Je sais aussi que tu es, comme moi, une intranquille, qui pourtant ne bouge pas. Nos corps gardent en mémoire toutes les ombres qui nous ont effrayées et nous paralysent. Nous demeurons couchées dans nos lits respectifs, pleines de bleus, meurtries par les douleurs chroniques en attendant de guérir de plaies invisibles. Le matelas neuf que tu as dû trimballer toi-même en haut des marches de chez toi ne t’apporte pas plus le sommeil. La qualité du sommier n’a aucune importance quand nos lits sont faits des bat-flanc de nos peines. Immobiles mais occupées, nous ne dormons que fiévreuses. À fleur d’eau, il n’y a pas de véritable repos.
Ce sont pourtant là les jours où tu réussis. Tu trimballes lourdement ton corps, comme s’il pesait vingt et un grammes de trop, ce fardeau de vie qui est parfois trop pesant pour toi, toute petite. Tu soulèves chacun de tes doigts et tu y arrives, as-tu vu, tu y arrives, chacun de tes doigts s’anime, même celui qui a les trois petits points tatoués. Tu tapes sur l’ordinateur ou sur ton téléphone, tes poignets tout fins, je me demande parfois comment tu arrives à écrire, à prendre un crayon, à soulever tes doigts avec ces mains si fragiles, avec ces mains si menues, remplies de bagues lourdes, encombrantes. Comment arrives-tu à tenir?
Dans ces moments, il n’y a pas grand-chose à faire, sauf se rappeler mutuellement que si ce n’est pas exactement vivre, c’est quand même être dans la vie, aussi pauvre soit le fil de pêche qui nous y relie. Ni toi ni moi ne savons comment guérir, si ce n’est en prenant ce qui semble beaucoup trop de pilules chaque soir (en as-tu des roses, toi aussi?), si ce n’est en faisant l’amitié, en se regardant quotidiennement ne pas mourir. Tu m’apprends à habiter mes nuits en zone aphotique, en ne demandant rien d’elles. Quand aucune lumière ne pénètre, j’imagine que c’est la bioluminescence qui nous permet de communiquer.

***

Nous nous écrivons chaque matin comment vas-tu aujourd’hui mon amie?, mais nous pourrions aussi bien écrire allô, dis-moi s’il te plaît que tu n’es pas morte cette nuit et lorsqu’on répond ouais pas pire toi au lieu d’un ça va bien senti, ce qu’on veut dire, c’est que des miettes de nous s’acharnent encore à former un tout dans le petit tas au fond de nos lits défaits. Tu me rappelles alors d’ouvrir les rideaux pour regarder dehors la neige qui s’obstine à tomber. Nous en savons quelque chose des gestes qui nous gardent du côté des vivantes, tu m’invites à réveiller la mémoire des anciens jours. Moi, je n’essaie pas de détourner ton regard du désir de mort, simplement de te rappeler que tu as toujours fini par choisir la vie. Nous savons toutes deux que nous ne pourrons nous lever sans médicaments, sans canne, sans aide, sans fauteuil roulant. Alors nous nous demandons en d’autres mots: raconte-moi, chère amie, ton arsenal pour te garder en vie, il ressemble à quoi ce matin?
Ces questions, ces réponses sont une façon de taper des mots, de les faire advenir dans le monde, hors de nos têtes torturées. L’écriture se faufile alors, habite nos doigts, les agite. Nous ne savons pas toujours dans quelles eaux nous nageons, parfois en surface, parfois dans les profondeurs opaques, où il n’y a plus que des monstres marins dont on connaît à peine les noms; il ne nous reste qu’à les inventer.

Nos béances sont diffuses, mais nous savons que de ces eaux glacées, tout reste à dire. Nous ne tentons pas de nous guérir, seulement de nous dire: tu honores mes faiblesses, je désigne tes fêlures.

Nous ne guérissons pas, nous décrivons nos tombeaux. Nous nous appliquons à cartographier notre mort.
Nous nous écrivons alors depuis ces territoires que l’on croit agonisants, mais ils ne sont pas éteints, nous, nous le savons, ils s’acharnent à nous garder en vie. Nous disons regarde, dans tes profondeurs abyssales, il y a même des volcans. Notre résistance, elle surgit de nos doigts. Nos conversations sont sombres parce qu’elles n’essaient de rien réparer, mais nous reprenons vie à travers les mots qui ne nous effacent pas. Et si elles sont sombres, elles ne sont jamais chagrines, parce qu’elles répondent du vivant. Nous ne saurions tout nommer seules, aussi nous remplissons les blancs de l’autre. Nous nous répondons et, par là, nous écrivons les vestiges de ce que nous sommes.
Nous avons tant à nous écrire, encore.
Mon amie épave, je tiens à toi comme à un fil, et je ne sais pas laquelle de nous deux partira d’abord. J’ai déjà préparé mon discours pour tes funérailles et tu devrais en faire de même pour les miennes. Nous ne voulons pas être celle qui devra vivre avec la mort de l’autre en plus de la sienne. Je ne veux pas savoir, toi non plus j’imagine, laquelle d’entre nous quittera ce monde en premier, laissant l’autre ruinée. Ne resteront alors que des débris de nos conversations, des textos par milliers, quelques enregistrements audio, des fleurs séchées. Et cette lettre, ode à notre amitié. Notre amitié à la vie à la mort qui s’écrit.

À propos de Caroline Dawson
Née au Chili, Caroline Dawson est arrivée à Montréal à 7 ans. Depuis 2006, elle enseigne la sociologie au Cégep Édouard-Montpetit. Coorganisatrice du Festival de littérature jeunesse de Montréal et finaliste du Prix du récit Radio-Canada (2018), elle est aussi l’autrice de nombreux textes parus dans des collectifs ou des revues littéraires. Elle est l’autrice du roman Là où je me terre (Éditions du remue-ménage, 2020), finaliste au Prix des libraires (2021) et au Combat des livres de Radio-Canada (2021), et lauréate du prix AIEQ (Association internationale des études québécoises) et du Prix littéraire des collégiens 2022.

À propos des Prix d’excellence de la SODEP
Depuis plus de 12 ans, les Prix d’excellence de la SODEP soulignent le travail des personnes qui collaborent et contribuent à la qualité des revues culturelles publiées ici. Le prix Création littéraire vise à récompenser le meilleur texte de création littéraire, tous genres confondus, paru dans une revue culturelle en 2022.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 176 de la revue Mœbius.