La Fabrique Culturelle

Les pompiers aussi allument des incendies, de Marie-Pier Lafontaine

«XYZ. La revue de la nouvelle»

Rédigé par l’autrice Marie-Pier Lafontaine, le texte de création littéraire Les pompiers aussi allument des incendies, paru dans XYZ. La revue de la nouvelle, est finaliste aux Prix d’excellence de la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP), dans la catégorie «Création littéraire».

Le texte bouleversant de Marie-Pier Lafontaine nous plonge dans le rendez-vous médical d’une jeune femme hantée par la vision de l’agression sexuelle que son amant lui a fait subir quelques semaines auparavant.

C’est une histoire que je souhaitais écrire depuis de nombreuses années. Ça me revenait souvent en tête, ça m’habitait, mais je n’arrivais pas à trouver la forme adéquate. C’est quand j’ai compris que c’était possible de faire coexister les deux moments de l’histoire (l’agression sexuelle et le rendez-vous médical) dans un même lieu, dans un même espace temps, que j’ai enfin pu commencer la rédaction. — Marie-Pier Lafontaine

Vous pouvez lire le texte, ou encore l’écouter dans sa version audio ci-dessous. La SODEP tient à remercier Littérature québécoise mobile et CHOQ pour la captation audio du texte.

Avertissement: il est question de viol, d’agression sexuelle et de non-consentement dans le texte qui suit.

Les pompiers aussi allument des incendies

La Fabrique culturelle · «Les pompiers aussi allument des incendies», de Marie-Pier Lafontaine

 

Je ne veux pas être ici. Assise sur un fauteuil esthétique, mais inconfortable. L’esthétique de l’inconfort. C’est ce qui domine. Quelque chose de plastique dans l’ambiance, de froid. Sûrement pour dissuader les patientes de dépasser le temps qui leur est alloué. Un rendez-vous de vingt minutes. Maximum. Il ne faudra pas en dire trop. «Dire la vérité, toute la vérité» ne tient pas dans une clinique médicale. Ça n’y a pas sa place. Un bureau en acajou trône au centre de la pièce. Docteure Lise Poirier est assise de l’autre côté. Les diplômes accrochés au mur forment une auréole autour de sa tête. Tout près d’elle, contre le mur, il y a une commode. Elle a placé une photographie de son fils au centre de ce meuble. Je me demande si son enfant a le même prénom que mon amant. S’il s’appelle Olivier, lui aussi. Elle, elle ouvre mon dossier sur son écran. LAFONTAINE, Marie-Pier. Qu’est-ce que je peux pour vous, aujourd’hui?

Je suis assise face à cette mère qui n’est pas la mienne, la bouche fermée. J’ai peur qu’elle entende mon tapage cardiaque et ce qu’il y a dessous, qu’elle devine. J’aurais besoin d’un dépistage complet.

Quelque chose traverse la pièce soudain. Quelque chose comme un frisson. Une menace. La chaise de la médecin couine. Le tissu de mon manteau devient rêche. Vous avez eu un rapport sexuel non protégé. La phrase sonne comme une accusation, je ne sais pas si je dois répondre. Le sentiment d’oppression revient, plus fort, plus opaque, dans le coin, là, à un mètre devant, c’est Olivier, il apparaît dans la pièce. Nu et en érection. Entre la commode et le bureau de travail, il me fait face. Il n’y a presque plus d’air dans ma cage thoracique. Sa présence invisible a déjà commencé à siphonner tout l’oxygène. Un goût de sang dans la bouche ou de sperme, sang, sperme, je ne fais plus la différence. J’ai été… d’habitude, je me protège tout le temps, il. Ma silhouette aussi apparaît, ne manque que le matelas. Mais la médecin ne lève pas la tête. Le stylet s’active sur la tablette. Elle prépare la prescription, elle est pressée, d’autres patientes l’attendent. Tout près de nous deux, dans ce lieu aseptisé, et plusieurs semaines après les faits, Olivier et moi sommes là, debout. Déshabillés et désirants. Il soulève mon double, l’assoit sur la commode, lui écarte les cuisses et s’agenouille. Les essoufflements excités, les coups de langue, le talon gauche qui cogne contre le bois, Lise Poirier ne les entend pas, mais moi, oui. Le cadre de la photographie de son fils tombe au sol, la vitre se fend. Olivier enfonce un doigt dans le sexe ouvert devant lui, puis un deuxième, il aime sentir les spasmes de l’orgasme, il mord l’intérieur de la cuisse puis recommence avec ses coups de langue. Le cadre gît au sol près de son pied. Le petit garçon de la généraliste est encore plus laid maintenant qu’une blessure lui scie la joue en deux. Elle s’informe: Vous avez passé un test de grossesse, j’imagine? Olivier, lui, pense aux voisins. Il a plaqué une main sur la bouche grande ouverte. Personne ne doit entendre crier. Il s’excite à l’idée d’obstruer la respiration d’une femme. Il se relève, en érection sous les yeux figés de l’enfant, il m’étrangle. La généraliste attend la réponse à sa question. Je ramène les pieds sous mes cuisses, effleure ma nuque du bout des doigts et dis: Non, j’ai un stérilet depuis trois ans. La chlamydia, c’est dangereux avec un stérilet, non? Je m’inquiète. La médecin, elle, fait son travail et ne répond pas. Tout près, juste à côté, les ombres transpirent. Olivier embrasse les seins, les prend, les serre, fort, rapides coups de langue sur les mamelons, ses mains descendent, s’agrippent aux hanches, il ramène le bassin vers lui, les fesses au bord du meuble, la vue sur le vagin l’excite, il s’avance pour le pénétrer. Dans la même pièce, il y a le visage d’une médecin généraliste qui désapprouve ce qu’elle ignore; mes nerfs à vif, tassés en boule sur le fauteuil près de l’unique fenêtre et la moiteur des paumes qui poussent sur le torse imberbe d’un homme de mon âge. Pour le retenir de s’avancer davantage. Mets un condom. Il fait un son d’agacement. Avant de se pencher et d’ouvrir le deuxième tiroir de la commode. Le visage balafré du petit garçon attire de nouveau mon attention. La fissure s’est allongée sur la vitre. Je me demande si elle s’arrêtera aux bords du cadre ou si elle poursuivra sa route jusqu’aux tuiles sur le plancher. Le bruit de ce qui se déchire envahira alors toute la pièce et nos corps trembleront. Celui de ma médecin le premier. Parce qu’elle comprendra que son fils aussi. Un jour, son fils aussi voudra que les filles soient déjà dans son lit, nues et excitées, avant de les violer. C’est une question de logistique: cela évite de devoir traîner la carcasse jusqu’au matelas. Madame Poirier s’appuie sur son coude près de l’ordinateur: Un stérilet ne vous protège pas contre les ITSS. Olivier déchire l’enveloppe du condom, l’enfile. Deux mains sur ses fesses à lui, les siennes à l’intérieur des cuisses entrouvertes, les doigts laissent des traces sur les peaux humides, le vagin est prêt, rouge, brûlant. La généraliste, de l’autre côté de son écran, ignore le bruissement des échos, et dit: S’il s’agit d’un partenaire régulier, vous pouvez lui demander de passer un dépistage, c’est plus prudent si vous ne souhaitez pas utiliser de préservatif. Je voudrais détester la médecin. La détester de ne pas comprendre ce que je ne dis pas et d’aimer son fils, un homme. Est-ce qu’il souhaite devenir pompier, lui aussi? Olivier va passer les examens, Olivier est très fort, il est culturiste. Sortir de maisons en flammes avec des femmes et des enfants aux membres calcinés dans les bras le fait rêver. Sauver la vie d’inconnues rachètera-t-il toutes ces vies qu’il ne se doute même pas d’avoir détruites? À moins qu’il sache exactement ce qu’il fait, qu’il ne se cherche aucune autre justification que son droit à faire ce qu’il veut, quand il le veut. Dans ce cas, peut-être fera-t-il régulièrement et consciemment le bilan de ses morts: trois victimes extirpées de justesse du feu moins quatre femmes prises de force égale cinq incendies à éteindre pour maintenir le rythme de ses orgasmes.

C’est un rêve de p’tit gars de devenir pompier et d’allumer des incendies dans le ventre des petites filles.

Avez-vous des symptômes? des douleurs à la miction? Les grognements d’Olivier, les soupirs, le tapement de la commode contre le mur. Pardon? Heu… des symptômes? Non, je ne crois pas. Olivier chuchote tu me fais bander, puis glisse son pouce entre les lèvres de la bouche, il tire sur la mâchoire inférieure pour l’ouvrir, la langue est sortie, en appui contre son doigt, Olivier se rapproche du visage et crache dans la bouche. Le sexe durci, il se précipite sur la gorge, la serre avec force, ma voix dit plus vite, les coups de bassin s’accélèrent. Des livres médicaux tombent à l’intérieur du meuble. Il y a mon corps nu couvert de sueur, celui de la généraliste vêtu de manière respectable, et le mien encore, sous un manteau gris, minuscule et tremblant sur le fauteuil en tissu. Il y a des traînées de mascara sous mes cernes. Et personne d’autre que moi ne sait la chute à venir. Comme je vous disais, je me protège toujours, d’habitude. Elle écrit une note au dossier. Un stéthoscope repose près d’une boîte de mouchoirs, je le remarque pour la première fois, un rayon de soleil l’éclaire, le plastique est de couleur sombre. Un cri de douleur éclate dans ma poitrine. L’amant m’a mordu un mamelon. Très fort. Je me sens à l’étroit dans le fauteuil, une bouffée de chaleur me saisit, j’enfonce les ongles dans la chair de mon avant-bras, tente d’oublier, d’écouter le grattement du stylet sur l’écran, de voir ailleurs, de voir le bout de carton sous l’une des pattes du bureau qui maintient l’équilibre. Mais une nouvelle sorte de plaisir s’est allumée dans le regard d’Olivier. Ses pupilles se dilatent, une lame de méchanceté les traverse: j’y reconnais l’extension d’un désir particulier, son débordement. Ma doublure descend de la commode. Se retourne. Se penche vers l’avant. Elle veut que l’homme à barbe la prenne dans cette position, les fesses tendues vers lui. Ils seront coincés entre les deux meubles. Il faudrait que Madame la Docteure se tasse un peu. Mais elle ne comprend pas qu’elle doit se déplacer, n’entend pas le choc des sexes. Moi, je ne pourrai plus jamais rien entendre d’autre. Est-ce que c’est tout? C’est tout ce dont vous vouliez me parler? Il y a un moment de flottement. Entre lui et moi, entre elle et moi. Docteure Poirier replace les lunettes sur son nez. Je pourrais me lever pendant cet instant de suspension. Je pourrais traverser la pièce, aller m’accroupir sous mon autre et lui écarter les jambes. Je pourrais faire entrer mes longs doigts glacés jusqu’au fond du vagin et tirer sur la corde du stérilet. Retirer le bout de plastique qui empêche la vie d’éclore, histoire que grandisse dans mon ventre quelque chose de plus beau que la terreur banale qu’il m’arrive pire qu’une maladie. Olivier enlève le condom. Non, c’était tout, je vais bien sinon. Olivier a enlevé le condom. La professionnelle fait reculer sa chaise, se tourne vers l’imprimante. Le futur héros n’est pas sourd, il a même une très bonne ouïe, impossible qu’il n’ait pas compris: J’veux pas le faire sans condom. Le répéter même s’il le sait déjà. Mais Olivier est fort, Olivier est culturiste, et il rêve de la mort depuis l’enfance. Et pendant que la feuille de papier sort de la machine et qu’une voiture passe dans le stationnement, je pense:

Ce n’est pas vrai que le viol est un meurtre sans cadavre. Seulement, voilà. Ce n’est pas aux hommes de se débarrasser de la preuve. Je traîne tous mes cadavres avec moi.

Des masses d’enveloppes vides qui sentent le sperme et la boucane. Je dois les enjamber au moment de rencontrer quelqu’un qui me plaît. L’amour contre un charnier. Je vous recommande d’arriver au centre de prélèvement sanguin en début d’après-midi, il y aura moins d’attente. Je m’apprête à être humiliée, tuée à côté de ma médecin de famille alors que je suis assise devant elle à éviter son regard. Elle ne comprend pas qu’Olivier m’a empêchée de quitter la chambre. Cette chambre qui me suit partout, tout le temps. Même ici. D’un seul geste, il réussit à plaquer mon torse contre la commode, les seins sont écrasés, je me vois placer une main devant ma vulve, dire non, arrête, j’ai peur des maladies, je ne veux pas, tenter de me retourner, mais Olivier est fort, Olivier est culturiste, et il s’appuie de tous ses muscles contre le bassin, arrête-moi ça, il attrape la main, tord le poignet, ça devient brutal, la peur monte, la chair résiste, se débat, mais les douleurs sont aiguës et Olivier est tellement fort. Son pénis pénètre le vagin de force. Docteure Poirier me tend la prescription. Les contenants pour le dépistage de la chlamydia sont à l’accueil, passez voir ma secrétaire avant de partir. Peut-être que je devrais refuser de passer les tests et garder l’infection au creux de mon être. La couver. La laisser croître dans mon utérus. Et alors, quand je serais tordue de douleur, fiévreuse, à l’agonie, on m’allongerait sur une table d’opération et, le ventre ouvert, j’accoucherais de tous les feux de la terre. Au moment où la feuille de prescription touche la pulpe de mes doigts, mon regard croise celui, désapprobateur, de Lise Poirier. Je lui dis, comme par défi: C’est meilleur sans condom. «C’est meilleur sans condom», et les yeux crevés de Marie-Pier fixent le vide pendant qu’Olivier éjacule en elle.

À propos des Prix d’excellence de la SODEP
Depuis plus de 12 ans, les Prix d’excellence de la SODEP soulignent le travail des personnes qui collaborent et contribuent à la qualité des revues culturelles publiées ici. Le prix Création littéraire vise à récompenser le meilleur texte de création littéraire, tous genres confondus, paru dans une revue culturelle en 2022.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 149 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.