La Fabrique Culturelle

Arts autochtones en action

Magazine «Continuité»

Ce texte, paru dans le numéro 174 du magazine Continuité, est présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

Un texte de Guy Sioui Durand

Pour parler du traumatisme des pensionnats autochtones et contribuer à une guérison collective, plusieurs membres des Premières Nations s’expriment par l’art. Leurs œuvres forcent une connaissance vraie du drame qui s’est joué pendant des décennies et proposent une solution collective aux blessures qui en découlent. Dans la région de Québec se démarquent trois interventions artistiques récentes, tenues dans autant de lieux de mémoire.

Disparition organisée du mode de vie

La formule «tuer l’Indien dans l’enfant» condense l’essence de l’acculturation et de l’assimilation qui a marqué plusieurs générations de jeunes Inuit, Métis et membres des Premières Nations. L’organisation des pensionnats autochtones est venue compléter le plan politique visant la disparition du mode de vie autochtone au Canada.

Créés à partir de 1849, les pensionnats ont cessé leurs activités en 1991, avec une intense période moderne après la Seconde Guerre mondiale. Mais ce mode d’éducation, qui implique le retrait des enfants de leur communauté, a laissé des séquelles chez une multitude d’ex-pensionnaires autochtones et chez leurs proches. Pour que les feux médiatiques éclairent ce côté sombre des relations entre Autochtones et allochtones, il aura fallu des années de dénonciations et de rapports d’enquête, dont la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2008-2015) qui reste une référence pour comprendre la situation. Il aura surtout fallu, encore plus récemment, les découvertes choquantes de sépultures anonymes, dont celles de Kamloops (Colombie-Britannique) en mai 2021, ainsi que la visite historique du pape François en août 2022.

L’essentiel apport des artistes autochtones

Bien qu’eux-mêmes acculturés au pensionnat ou ayant des parents qui l’ont été, des artistes autochtones de partout au Canada ont émergé de la phase moderne des écoles résidentielles. Ils se sont réapproprié leurs savoirs confisqués et consignés en objets d’études. Ils ont ainsi pu mettre en branle l’actuel processus de décolonisation, en plus d’amorcer, par leurs œuvres, la guérison communautaire.

Parmi les précurseurs de ce mouvement, on peut penser à la cinéaste abénakise Alanis Obomsawin, dont le documentaire Christmas at Moose Factory (1971) démontre l’espoir que portent les dessins des enfants autochtones de l’internat, et au dramaturge cri Tomson Highway, dont le roman Champion et Ooneemeetoo (1998), devenu plus tard une pièce de théâtre, fait vivre l’effacement des traditions, les brisures intergénérationnelles, la séparation des familles et les destins individuels urbains postpensionnats. Toutefois, ce n’est qu’après la publication du rapport de la Commission de vérité et réconciliation, en 2015, que la contribution artistique va s’imposer.

Trois lieux patrimoniaux de la région de Québec liés à la genèse et à l’évolution de la stratégie des pensionnats ont récemment été investis par des œuvres contemporaines autochtones. Pour l’ère missionnaire (1636-1920): l’anse des Stadaconéens, maintenant le parc Cartier-Brébeuf, dans le quartier Limoilou. Pour la période moderne (1920-1991): la pointe Kamiskoua-Ouangachit, site de la Maison des Jésuites-de-Sillery. Et pour la période actuelle de réconciliation: Shetanit, le sanctuaire de Sainte-Anne-de-Beaupré, sur la rive nord du Magtogoek (ou «chemin qui marche», soit le fleuve Saint-Laurent).

Art et performance à l’anse des Stadaconéens

Le prototype du pensionnat autochtone est expérimenté sur le territoire actuel de Québec dès les débuts de la colonie. De 1635 à 1643, les Jésuites dirigent sans succès le «Séminaire des Hurons» à la mission Notre-Dame-des-Anges, sur le site où logeaient anciennement les Stadaconéens. Cette tentative inaugure l’ère des pensionnats missionnaires, dont l’éducation religieuse sera la préoccupation première.

Cette ère s’étire longuement, de la période de la Nouvelle-France à celle des colonies britanniques, et perdure pendant l’expansion de la Confédération du Canada. Mais les taux d’inscription à ces écoles résidentielles restent bas, et les élèves qui les fréquentent y sont mal préparés à la vie coloniale en plus d’être déconnectés de celle, traditionnelle, qu’on mène dans leur communauté d’origine.

Justice et réparation
«Justice et réparation», à l’occasion du Rassemblement internations d’art de performance autochtone, en 2018
Photo: Guy Sioui Durand

Ce choc des visions spirituelles du monde a justement été au cœur de la manœuvre Justice et réparation, un des volets du Rassemblement internations d’art performance autochtone tenu en septembre 2018 à l’anse des Stadaconéens, aux confins de la rivière Akiawenrahk (Saint-Charles). Cette série d’actions artistiques collectives in situ a rassemblé 30 artistes autochtones venus d’ouest en est du Canada. Entre autres, on a pu y entendre la poétesse innue Joséphine Bacon, le dramaturge wendat Yves Sioui Durand et le peintre et critique métis David Garneau.

Les harangues de dénonciation s’y sont mêlées au son des tambours et aux gestes artistiques de mémoire et de guérison. Ces performances ont résonné avec d’autant plus de puissance qu’elles ont été réalisées sur le lieu même où s’est ancrée l’intention coloniale de conquête et de christianisation à la base de la stratégie des pensionnats.

La période moderne, ses racines et une courtepointe

En 1920, un amendement à la Loi sur les Indiens rend la scolarisation des enfants autochtones obligatoire, préparant une expansion des pensionnats. Des établissements ouvrent au Québec, calquant le modèle établi dans l’ouest du pays. Ainsi débute la période des pensionnats «modernes» cogérés par les clergés catholique et anglican. Entre 1950 et 1991, 139 pensionnats canadiens abritent 150 000 enfants autochtones, dont 6000 n’en sont jamais revenus. Au Québec, 12 de ces établissements vont héberger 13 000 enfants en provenance de communautés d’Inuit, d’Eeyou, de Naskapis, d’Innus, d’Atikamekw et d’Algonquins.

Cette période moderne puise sa source encore plus loin dans le temps, en particulier parce que la formule des pensionnats s’inscrit dans la même logique que celle de la «réserve indienne». Des réserves semblables ont été établies au début du XVIIe siècle au Paraguay, là-bas appelées reducciones guaraníes ou misiones jesuíticas. Elles ont rapidement inspiré les Jésuites de la Nouvelle-France.

C’est ainsi que la première mission catholique du Nord est créée sur le territoire actuel de Québec en 1637: la mission Saint-Joseph. Celle-ci prend place autour de la pointe Kamiskoua-Ouangachit, longtemps fréquentée de façon saisonnière par les Autochtones pour pêcher dans le fleuve et pour commercer. Les Jésuites choisissent ce lieu pour installer leur mission, l’actuelle Maison des Jésuites-de-Sillery. Le modèle, où des membres d’une nation autochtone sont sédentarisés et évangélisés, inspirera ensuite les autorités canadiennes. Aujourd’hui site patrimonial, le terrain comporte un cimetière aux croix de bois et une imposante maison; il conserve l’aura de l’historique mission destinée à convertir les «Sauvages».

La Couverture des témoins
Créée par Carey Newman, «La Couverture des témoins» rassemble 880 objects provenant de pensionnats ou de foyers autochtones du Canada.
Photo: Jessica Sigurdson, propriété de Carey Newman et du Musée canadien pour les droits de la personne

De mai à décembre 2022, la vieille maison accueille l’exposition multiforme Land Back, à l’occasion de la 6e Biennale d’art contemporain autochtone. Parmi ces œuvres, une vidéo frappante: La Couverture des témoins. Signée Ayalthkin’geme (nom kwakwaka’wakw de Carey Newman), la projection sur les murs de planches blancs montre une courtepointe visuelle, animée de compositions imagées géométriques aux couleurs sobres. On y voit divers agencements de 880 objets — photographies, portes, bâtons de hockey, vêtements, poupées, mèches de cheveux, notes de piano, etc. — issus de 77 pensionnats et foyers autochtones de partout au Canada. L’intensité de cette collecte ethnographique comme devoir de mémoire collective engageant la vérité est aussi redevable du récit personnel de l’artiste, son père ayant vécu le pensionnat. La Couverture des témoins est d’abord une sculpture-installation créée en 2015 et exposée au Musée canadien pour les droits de la personne, à Winnipeg. La vidéo en est la version nomade.

Même si aucun lieu patrimonial de la région de Québec ne l’a encore accueillie, une autre manifestation artistique offre un écho puissant à la période moderne des pensionnats autochtones: l’exposition Honte et préjugés. Une histoire de résilience du peintre Kent Monkman. En particulier son œuvre forte, Le Cri, créée en 2017 en réaction au 150e anniversaire de la Confédération canadienne. S’y reflète de manière hyperréaliste l’horreur des séparations forcées des enfants autochtones et de leurs familles, perpétrées par la Gendarmerie royale du Canada et des religieux dans les réserves du centre et du nord du Canada ainsi qu’en milieu urbain.

Le Cri
Kent Monkman, «Le cri», 2017. L’œuvre dépeint de manière hypperréaliste comment des enfants autochtones ont été arrachés à leur famille pour être placés de force au pensionnat durant les XIXe et XXe siècles.
Source: Native Arts Acquisition Funds, purchased with funds from Loren G. Lipson, M.D., Denver Art Museum, 2019.93

Le Cri évoque les brisures des relations familiales, dont la perte de leur langue par les jeunes qui ont ensuite de plus en plus de difficulté à communiquer avec leurs aînés. La composition de cette œuvre percutante permet d’anticiper les sévices qui suivront: coupe des cheveux, interdiction de parler sa langue maternelle, châtiments corporels, abus sexuels, malnutrition et indifférence face aux décès prématurés. Qui plus est, l’artiste y remémore les larmes de sa propre mère, témoin des faits.

Marcher ensemble au son des tambours

Nous sommes maintenant dans les années de décolonisation. Les demandes autochtones, réitérées au Vatican par une délégation de représentants inuit, métis et des Premières Nations, ont enfin obtenu réponse en juillet 2022. Il s’agit de l’historique «pèlerinage pénitentiel» du pape François dans les territoires autochtones pour participer spirituellement à la guérison communautaire des affres de la période moderne des pensionnats. Le chef de l’Église catholique a officié, écouté des survivants et fait réfléchir les ordres religieux et parlementaires.

À Shetanit (Sainte-Anne-de-Beaupré) comme à Maskwacis (près d’Edmonton) et à Iqaluit (Nunavut), où le pape a posé le pied, les rythmes des tambours traditionnels ont résonné. Ils ont fait écho au nécessaire apaisement des malheurs des pensionnats en célébrant cette kukum (grand-mère) qu’est Anne, mère de Marie. Une figure vénérée par les deux mondes, autochtone et chrétien.

Quelle que soit la façon dont ils s’expriment, les rêves des artistes autochtones confrontent l’histoire des pensionnats afin de briser le cycle des traumatismes. Ils permettent de changer notre monde par l’art, et l’art par l’art autochtone. Tout un héritage à transmettre aux nouvelles générations!

À propos de l’auteur
Guy Sioui Durand (Tsie8ei 8enho8en), Wendat, est sociologue de l’art et commissaire indépendant.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 174 du magazine Continuité.

Magazine Continuité
Crédit: Martin Cauchon

Image de la une: Jessica Sigurdson, propriété de Carey Newman et du Musée canadien pour les droits de la personne