La Fabrique Culturelle

Petit corps malade

Revue «Liberté»

Ce texte de Pascale Millot, paru dans le numéro 336 de la revue Liberté, traite du livre Jardin radio, de Charlotte Biron (Le Quartanier, 2022). Il est présenté en collaboration avec la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

Un texte de Pascale Millot

En 1926, Virginia Woolf publie un court essai intitulé De la maladie, dans lequel elle tente de cerner l’expérience singulière de l’être malade. Elle y déploie une sorte de phénoménologie de l’individu souffrant en montrant à quel point cet état transforme l’identité et le rapport au monde de ceux et de celles qui y sont soumis et soumises. Elle souligne surtout la pauvreté du vocabulaire disponible pour évoquer les sentiments, la douleur et l’angoisse dans lesquels le sujet se trouve soudainement plongé. «L’anglais, écrit-elle, capable de donner voix aux pensées de Hamlet et à la tragédie du roi Lear, est pris de court par le frisson et la céphalée. […] Lorsqu’elle tombe amoureuse, n’importe quelle écolière peut faire appel à Shakespeare ou à Keats pour s’exprimer; mais qu’une personne souffrante tente de décrire un mal de tête à son médecin et le langage aussitôt lui fait défaut.» Elle en appelle dès lors à une langue «plus primitive», «plus crue», apte à accueillir la maladie (et, par le fait même, le corps) en littérature. «[I]l nous semble soudainement étonnant que la maladie ne figure pas à côté de l’amour, de la lutte et de la jalousie parmi les thèmes majeurs de la littérature. Il devrait exister, nous disons-nous, des romans consacrés à la typhoïde, des odes à la pneumonie et des poèmes lyriques à la rage de dents.»

Un siècle plus tard, Jardin radio peut se lire comme un prolongement du désir de Woolf, ou du moins une tentative d’y répondre, bien que Charlotte Biron ne s’en revendique pas (la romancière britannique y est évoquée, mais dans un tout autre contexte). Dans ce que nous pourrions appeler un antirécit de maladie tant la chronologie est malmenée et les éléments de contextualisation peu nombreux, Biron laisse se déplier le hors-temps dans lequel s’englue celui ou celle dont le corps souffre, ce temps sans balises, sans repères, que nous avons tous et toutes, à des degrés divers, expérimenté, que nous ayons été cloués ou clouées au lit quelques jours en raison d’une grippe ou de la COVID-19 ou que nous ayons, comme l’autrice, été réduits ou réduites au silence et à l’isolement pendant des semaines, des mois, des années (cela n’est jamais précisé), tâtonnant vers l’horizon lointain du rétablissement après de multiples interventions chirurgicales. Diagnostiquée d’un cancer à la mâchoire, la jeune femme a d’abord subi l’ablation de la tumeur avant que les médecins ne procèdent à la greffe d’un morceau de sa hanche pour réparer les dommages. Dans le processus, elle a momentanément perdu l’usage de la parole et de la marche.

Si le livre né de cette douloureuse traversée n’est pas vraiment un récit, il n’est pas non plus un essai: «Je comprends que je ne veux pas écrire un essai sur la maladie. Je veux éviter les abstractions, les explications. Je veux que quelqu’un sache que je saigne et que je suis étalée par terre. Qui sait combien de temps je vais rester ici tandis que les coutures de mon corps retiennent ma tête et mon cou ensemble. Que la peau de ma hanche est attachée par des agrafes.» À la fin de notre lecture, nous saurons. Nous saurons «le visage enflé, le menton et la gorge bleus et jaunes», la peau qui «exhale doucement l’odeur de la mort. Une odeur de sang, une odeur d’os craqué». Nous saurons les cauchemars de la narratrice, dans lesquels «la mâchoire sanglante [d’un animal] coule, ses dents fracassées roulent une à une mollement vers le sol. La peau de son cou s’échancre et se recouvre de vers et de mouches. De minuscules végétaux grimpent sur sa petite dépouille et brouillent les limites entre son corps et la terre». Nous saurons, enfin, «que personne ne viendra […], que plus personne ne la regarde. Ce n’est pas à propos de la tumeur. Non. C’est à propos de la solitude et de ce qui s’effondre sans public».

À égale distance du pathos et du jargon médical, Biron se laisse lentement pénétrer par les voix de la radio, seules compagnes de la patiente immobile, et invente implacablement une forme, exhumant de sa part souffrante cette langue plus crue, plus primitive revendiquée par Woolf.

Une langue qui se cherche encore et assume son désordre pour dire ce qui se dit si peu, ce qui se dit si mal: la béance silencieuse que la maladie provoque en soi et chez les autres, le charcutage du corps et le brouillage de la psyché, l’affaissement de l’être tout entier. S’inscrivant en faux contre les discours triomphalistes qui, à grand renfort de métaphores guerrières, décrivent la rémission comme une victoire et qui, du même souffle, font porter aux patients et aux patientes qui y succombent la charge de la défaite (combien de fois n’avons-nous pas lu dans un journal « il ou elle a perdu son combat contre le cancer»?), Jardin radio se place à l’exact moment où le corps a mal, ce moment où la souffrance ne nous apprend rien tant la pensée et les mots sont alors inaccessibles.

Jardin radio se place à l’exact moment où le corps a mal, ce moment où la souffrance ne nous apprend rien tant la pensée et les mots sont alors inaccessibles.

En écho à Susan Sontag, dont elle cite à plusieurs reprises La maladie comme métaphore, Biron laisse entendre que la pensée positive est vaine, qu’elle ne nous sauve ni ne nous tue. Son seul mantra, emprunté à Joan Didion dans L’année de la pensée magique: «Surtout ne pas s’apitoyer». De la même manière qu’elle abandonne son corps à la douleur, la narratrice se départit de toute velléité de maîtrise de la narration. Elle n’essaie pas de faire joli ni de nous attendrir, raclant ses mots jusqu’à l’os pour se situer au plus près du réel. Le texte devient ainsi le lieu de sa retranscription toute nue, toute crue. «La syntaxe et les mots ne doivent ni hurler ni geindre. J’essaie de me rapprocher des faits, d’effacer les émotions, de ne pas bégayer en parlant de la douleur.» Dès lors, c’est le corps et non l’affect qui s’impose.

Si cette prise en charge frontale du corps malade s’inscrit dans la lignée de Woolf et de Sontag, il est cependant remarquable que ni l’une ni l’autre n’aient parlé de manière aussi personnelle de leur maladie. Biron reproche d’ailleurs à la seconde de ne pas s’impliquer elle-même dans l’analyse discursive et symbolique qu’elle fait du cancer et de la tuberculose, de ne jamais dire qu’au moment où elle écrit La maladie comme métaphore, elle a elle-même survécu à une tumeur maligne au sein que les médecins jugeaient incurable, d’afficher en entrevue un calme olympien où on ne retrouve jamais sa voix «quand elle était prise au piège, enfermée dans cet espace où elle ne pouvait plus écrire, dans ce lieu grisâtre qu’elle aurait pu ne jamais quitter». Elle n’est pas la première à reprocher à l’essayiste étatsunienne de se tenir à distance de son expérience personnelle et, par le fait même, de ne pas s’inclure dans une communauté souffrante. Il est cependant plus intéressant de constater qu’alors que le «je» s’est depuis longtemps imposé en littérature, un nouveau discours, précisément plus incarné, mais aussi débarrassé de la métaphorisation et du pathos dénoncés par Sontag, semble doucement s’installer (ou se réinstaller) dans le champ du littéraire.

Dès les années 1970, les Marie Cardinal, Unica Zürn et autres Janet Frame ont cherché elles aussi les mots pour dire le corps féminin en proie à la maladie. Dans la décennie 1980, les écrivains homosexuels se sont emparés du discours sur le sida pour le montrer dans toute sa cruauté. Aujourd’hui, de jeunes écrivaines mettent en récit leur corps malade, fouillé, opéré, suturé. Chez le même éditeur, en 2019, Lucille Ryckebusch faisait paraître Le sang des pierres, récit sans compromis d’un syndrome la vidant de son sang; Fanie Desmeules, dans Déterrer les os, a évoqué tout aussi crûment la violence de l’anorexie; Marielle Giguère, dans Ci-gît Margot, a relaté récemment avec la même charge physique la perte de son enfant en cours de grossesse. Sarah Bertrand-Savard (Les forces vitales) et Marisol Drouin (Je ne sais pas penser ma mort) ont, dans les dernières années, écrit des livres empreints de colère pour dire l’injustice du cancer. En France, dans Hors de moi, Claire Marin a raconté l’implacabilité de la maladie auto-immune qu’on lui a diagnostiquée à l’âge de 25 ans. J’en oublie. Ce faisant, ces autrices révèlent, et parfois dénoncent, une forme de violence rarement évoquée.

Depuis la puberté jusqu’à la ménopause, le corps des femmes est ouvert à tout vent. Elles sont les expertes du ventre, de la crampe, du sang, des muqueuses et des déchirements intérieurs. Examens gynécologiques récurrents dès l’adolescence, suivis de grossesse, insertion et désinsertion de stérilet, de tampons et autres coupes menstruelles, mammographies répétées, surveillance pré-péri-post-ménopause. Elles connaissent aussi trop bien l’expérience des traitements invasifs censés vous guérir et des procédures médicales inconfortables, voire douloureuses, censées vous sauver. Faut-il s’étonner que presque tous les textes cités précédemment évoquent, en même temps que le corps malade, le corps sexuel, comme si la maladie, mais surtout les traitements, les effractions et l’impudeur qu’ils commandent, acculait les patientes à la reddition, à l’abandon, à la nudité, leur confisquant tout érotisme pour les renvoyer chez elles le corps meurtri et vidé de tout désir, anorexique au sens étymologique du terme? L’analogie est délicate, mais alors que le mouvement #MeToo s’affiche comme une libération de la parole face aux agressions sexuelles et une volonté des femmes de s’émanciper du contrôle et des coercitions imposés à leur corps, j’oserais avancer (sans évidemment vouloir comparer les souffrances) que ces récits d’une autre forme d’agression physique, infligée il va sans dire involontairement par l’institution médicale, jouent aussi dans le grand scénario de réappropriation qui se déroule sous nos yeux depuis quelques années.

En revendiquant le partage du discours sur la maladie et le corps avec les médecins, qui en ont longtemps eu l’apanage, pour le déployer en littérature, ces jeunes autrices font leur cette parole médicale, cette parole du corps.

Dans la lignée de Sontag, cette langue nouvelle finira peut-être par avoir raison de la métaphorisation de la maladie, qui empêche précisément trop souvent de voir (et peut-être d’accueillir) les corps souffrants.


Vous avez aimé ce que vous avez lu? Ce texte est tiré du numéro 336 de la revue Liberté.

Crédit image couverture: Rebecca Ann Rosen

Photo image à la une: Alain Pilon